Représentations et intégrations
du mobile et du SMS au cinéma.
Analyse de deux écritures filmiques
contemporaines : La Reine des pommes
de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat
de Pierre Schoeller

- Tanguy Bizien
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Fig. 17. P. Schoeller, L’Exercice de l’Etat, 2011


Fig. 18. P. Schoeller, L’Exercice de l’Etat, 2011



Figs. 19 et 20. S. Penn, Into The Wild, 2007

      Du côté de la narratologie du cinéma, les questions de subjectivité et d’objectivité de l’image relèvent tout autant du voir que du savoir, c’est-à-dire à la fois d’ocularisation et de focalisation. Il faut tout d’abord distinguer l’image qui correspond à un univers mental comme chez Wiene de l’image correspondant à la perception oculaire d’un personnage. Couramment appelé plan subjectif, ce type d’image relève de ce que François Jost appelle ocularisation interne, c’est-à-dire de plans ayant pour origine un œil percevant à l’intérieur de la diégèse filmique. Jost parle d’ocularisation interne secondaire lorsque la « subjectivité d’une image est construite par le montage, les raccords ou par le verbal (cas d’une accroche dialoguée), en bref, par une contextualisation » [28], ce qui est le cas ici puisque le SMS apparaît en contexte et sous les regards des personnages. Ce qui est étrange en revanche, c’est que l’écran du portable reste le même pour le spectateur tandis que les regards des personnages sur l’objet changent : l’attachée de presse lit le SMS avant de donner son mobile au ministre. L’écriture conserve ainsi sa dimension objective. La surimpression correspond alors à une représentation type reproduisant les codes visuels du SMS mêlant écriture et écran et permettant au spectateur de lire comme sur un écran de portable. On se retrouve face à une intégration qui n’est plus seulement celle du texte par l’image, mais qui est aussi celle d’un écran par un autre ; représentation elle-même en lien direct avec l’action et les regards que le plan met en scène. Les dimensions objectives et subjectives se mêlent dans ce plan qui constitue une occurrence unique puisque les autres surimpressions concernent un seul personnage, à la fois récepteur et lecteur du message (fig. 17).
      Si l’on penche avec la narratologie du côté de l’ocularisation interne dans ces plans, une ambiguïté subsiste quant à la nature sémiotique de l’image qui illustre une sorte de valeur d’usage du mobile et du SMS en même temps qu’elle nous renseigne sur les désirs de communication associés à l’objet. C’est l’indistinction dans laquelle ces plans placent l’écrit, l’écran et l’action qui sont intéressantes et d’où l’on peut tirer quelques observations en lien avec l’histoire représentée et le style de la représentation.
      C’est bien au travers de l’écran et de l’écriture numérique qu’on perçoit les personnages interagir et réagir au message textuel déployé à la surface de l’écran. Cette perception qui regroupe le message et les personnages en un seul et même plan est pour nous le signe d’un désir associé au mobile et au SMS, celle d’une communication par écrit aussi transparente qu’une communication orale, c’est-à-dire « débarrassée » du signifiant. Il s’agit de parvenir à une communication dégagée de ses interfaces vécues comme autant d’obstacles à l’immédiateté. Mais ce désir est dangereux car la communication a besoin de ces obstacles pour fonctionner, auquel cas nous ferions parti d’un flux de textes, de sons et d’images impossible à déchiffrer. Nous serions alors comme Caligari, perdu dans un monde de signes projetés alentours, illusoirement palpables, sans qu’aucun dispositif sémiotique permette d’en négocier le sens. Le film illustre en partie ce désir qui appartient aussi au monde politique contemporain où les informations doivent circuler aussi vite qu’elles apparaissent. C’est d’ailleurs ce qui provoque l’accident du ministre qui presse son chauffeur d’arriver avant 17H pour ne pas rater une commission d’investiture (fig. 18).
      La perception du temps propre au SMS place le personnage dans un désir d’immédiateté qui confine à l’urgence. Dans ces conditions, l’attente apparaît en contradiction totale avec la vitesse d’enchaînements des informations et des événements. Ayant l’information, le ministre voudrait déjà être à l’endroit indiqué et cherche à ramener l’espace au temps de l’information. Mais l’espace physique n’est pas modulable à la manière de l’espace numérique et la violence du choc sonne comme un rappel à une réalité physique irréfragable. Le désir d’une communication dégagée du temps de l’écriture et de l’existence d’une interface existe aussi chez les usagers du portable, notamment chez certains adolescents dont la rapidité des gestes dans la saisie des lettres témoignent à la fois d’un désir d’être au plus près de l’autre, dans une sorte de « proximité physique » telle qu’elle est évoquée par Foucault au sujet de la lettre, et d’un désir d’effacement de l’objet lui-même, tel qu’il advient dans certaines conversations téléphoniques [29]. La forme de l’écriture, phonétique ou laissant place à de nombreuses abréviations, répond à ce désir d’immédiateté. Totalement opaque pour qui n’en maîtrise pas les codes, elle est au contraire très fluide pour ceux qui la créent et on peut analyser ces créations comme une tentative de garder l’essentiel, c’est-à-dire la signification, et de réduire au maximum le signifiant qui la porte. Au-delà des problèmes d’orthographe et de syntaxe, on peut donc faire l’hypothèse d’une adéquation entre l’effacement de l’objet qui sert à formaliser l’écriture et l’écriture elle-même qui se réduit au strict minimum.
      Cet effacement va de pair avec une forme de transparence et d’invisibilité. Rien d’étonnant à ce que les écrans numériques s’apposent à la manière d’un filtre à la surface de l’écran dans L’Exercice de l’Etat tant le monde politique contemporain est vecteur d’imaginaires d’efficacité, de vitesse et de transparence. S’il est précieux de garder certaines informations secrètes aux yeux et aux oreilles du grand public, il est tout aussi précieux de voir circuler ces informations au sein des ministères de manière totalement ouverte et transparente [30]. La première surimpression témoigne de cela d’une manière très singulière. Ce plan (voir supra) met en jeu des perceptions multiples que le spectateur ne peut appréhender qu’en opérant des choix qui portent toujours sur l’écriture, à la fois parce qu’elle lui est désignée comme le message à lire, mais aussi en fonction d’une logique de communication et de pratiques du SMS ou l’écran est secondaire puisqu’inaperçu en tant que tel. Le cinéma a l’habitude d’inscrire une écriture émanant d’une source diégétique à même le plan (voir, par exemple, l’écriture manuscrite sur le plan dans le générique d’Into the Wild de Sean Penn qui correspond à une lettre filmée, figs. 19 et 20), tout comme il a l’habitude de montrer deux actions à la fois, mais ce qui change ici, c’est l’amoncellement de signes distincts au sein d’un seul et même plan qui tend à fondre l’écriture dans un ensemble plastique et figural tout en la plaçant au cœur de l’attention.

 

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[28] F. Jost, L’œil – caméra. Entre film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, (1987), deuxième édition revue et augmentée, 1989, p. 27.
[29] Voir les travaux d’Anne Jarrigeon et de Joëlle Menrath, notamment « Le SMS entre forme et geste : analyse d’une pratique d’écriture », article à paraître dans les actes du colloque « Téléphone mobile et création » des 14 et 15 juin 2012 de l’université Paris 3 (IRCAV) chez Armand Colin.
[30] Cette transparence va peut-être de pair avec la scène informatique et l’individu social qu’elle met en scène comme le note Souchier. « L'acteur de l’écrit traditionnel n’est pas médiatisé, il garde sa part de secret ou, plus modestement, sa part essentielle d'intimité. Dans la scène informatique, tout est exhibé, médiatisé, spectacularisé. Le secret et l'intime ont été repoussés vers la machine ; à l'heure de la « transparence », l'individu social – et a fortiori l'individu d'entreprise – n’a ni secret ni intimité, il doit être transparent » (E. Souchier, « L’Ecrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique », art. cit., p. 118).