Jean Cocteau et la ligne transgressée
- Alex Callebaut
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Fig. 12. La dynamique cyclique


Fig. 13. La transsubstantiation

       Les trois dynamiques modulent le cycle cognitif. Leur importance se lit dans la stabilité génétique du poème et dans la ligne distincte du dessin. Cette volonté de compacité augmente l’intensité de l’engagement des deux lignes. Du point de vue pictural, l’équilibre du dessin en regard de la ligne scripturaire invite le lecteur à découvrir l’ensemble du support dans sa forme picturale. Ainsi se dégage la structure d’un « V » qui renforce le caractère masculin de l’ange [32]. À l’intérieur de cette forme picturale, le mouvement de la lecture du poème se traduit en une dynamique descendante, tandis que la ligne sinueuse monte avec l’index levé pour transformer l’inertie de la chute en un mouvement ascensionnel (fig. 12). La ligne transversale du regard angélique relance l’élan descendant pour englober le mouvement dans une dynamique cyclique. La fixation du regard marque le pouvoir initiatique de la perception : « Par les yeux l’amitié livre sa forme interne / Elle n’est pas soumise au piège d’un profil » [33].

 

Le cycle dynamique de l’archive

 

       Curieusement, les principes dynamiques de la gestation, de la distanciation et de la dissolution sont des articulations qui s’appliquent à l’ensemble de l’archive de « Son index ». La phase de la gestation se découvre tout d’abord dans le premier jet en ms. 1 a CW-recto et ms. 1 a CW-verso. Par la suite, les lignes picturale et scripturaire émergent en ms. 1 b CW.
       La deuxième réécriture (ms. 2 CW) s’engage dans une dynamique de la dissolution. La ligne picturale de l’ange s’est dématérialisée et subsiste uniquement dans l’image scripturaire des deux premiers vers. La distanciation se perçoit dans une modification de l’avant-dernière strophe. Le pronom possessif « ses » est remplacé par l’article défini dans « Dressé (→ Posé) sur les lèvres comme / La main du sceptre d’un roi ». En fin de compte, la dissolution du poème se généralisera puisque le premier dactylogramme signalera d’une croix sa suppression.

 

La transsubstantiation

 

       Le cycle cognitif de la transsubstantiation atténue davantage encore l’apparition angélique. La séquence «  Et de douceur un poing brandi » [34] devient « Son calme était un glaive brandi » [35] et, dans la dernière séquence, « De calme au glaive brandi » [36]. La lecture génétique transforme donc le poing en glaive. Il en est de même pour « La foudre sombre (→ verte) de son œil » [37], où la réécriture « La foudre était dans son œil » [38] aboutit à « salpêtre de son œil » [39]. L’étincelle de l’œil vif dans la métaphore de la foudre se transforme en salpêtre, substance étrangère au corps. Dans les deux cas, la transformation de la substance contribue au processus de distanciation. L’apparition éphémère du personnage se caractérise par sa vulnérabilité. Tandis que la ligne scripturaire renvoie à un signifié, le tracé pictural constitue simultanément la frontière et l’identité du profil. La transsubstantiation construit un épiderme afin de protéger la ligne identitaire du dessin (fig. 13). La distanciation de la ligne picturale par rapport à la ligne scripturaire se révèle existentielle à cause de leur enracinement identique. C’est la même encre et la même main qui écrivent le visage.

       La lecture cognito-génétique a contribué à reconstituer la configuration génétique de « Son index ». D’après les dynamiques de cette lecture, l’orientation téléologique du processus créatif s’inspire du dialogue entre le support matériel et le cycle cognitif. D’un côté, la ligne du manuscrit constitue le point de départ du cycle cognitif de la lecture et, de l’autre, elle sédimente le cycle cognitif de l’écriture. En ce sens, lecture et écriture se rejoignent dans le point mouvant de la ligne.
       Afin de mieux cerner l’instant créatif et, plus spécifiquement dans le cadre de cette analyse, la diversité de la ligne, il est indispensable d’impliquer les dynamiques cognitives. Si la ligne génétique est souvent fractionnaire, redondante et fonctionnelle, sa diversité va moduler le champ créatif à la recherche d’une expression. À partir de la ligne fonctionnelle, le moteur cognitif s’appuie sur le support graphique pour davantage retrouver son élan et rebondir sur une nouvelle séquence à venir  : « La beauté déplace continuellement ses lignes. Un bel objet est une courte halte d’un mouvement perpétuel » [40].
       La verticalité dans laquelle le poème et le dessin se rencontrent est transgressée par l’axe horizontal du regard. Celui-ci expose le pouvoir initiatique de la perception et dévoile la dynamique de la dimension cognitive. Le trait traverse un no man’s land pour renouer texte et dessin dans l’intimité de leur origine, instant éphémère d’une encre qui s’écoule. La ligne fonctionnelle demeure de ce fait identique dans son moment d’inscription. Cependant, alors que le mouvement de l’inscription rejoint l’instant cognitif, la ligne retrouve son potentiel de différenciation. Le salpêtre du regard permet dès lors de faire éclater les lignes picturale et scripturaire pour montrer la ligne secrète et invisible de l’univers de Cocteau.

 

Cet article a été écrit dans le cadre d’un projet de recherche sur Jean Cocteau,
subventionné par le ’FWO-Vlaanderen’.
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[32] Éros est doté d’une sexualité masculine dans « Amour si soucieux », OPC, p. 887.
[33] OPC, p. 888, « Votre arme, Éros ».
[34] Ms. 1a CW-recto, 2a.
[35] Ms. 1a CW-recto, 2b.
[36] Ms. 1b CW.
[37] Ms. 1a CW-recto, 3a.
[38] Ms. 1a CW-recto, 3b.
[39] Ms. 1a CW-recto, 3b.
[40] J. Cocteau, Le Passé défini, op. cit., t. II, p. 187.