Par ailleurs, les codes filmiques sont subvertis dans un traitement romanesque qui met en œuvre une esthétique de l’usure, ou, à l’inverse, de l’excès. L’usure, parce que le roman contemporain n’a de cesse de souligner le caractère galvaudé, « déjà-vu » des modèles du cinéma. Les personnages sont l’objet d’un travail de sape, à l’instar de Nicola Six dans London Fields de Martin Amis : l’actrice qui incarne plusieurs rôles stéréotypés est le support déshumanisé de fantasmes masculins, elle emblématise le déficit d’être symptomatique d’une humanité fin-de-siècle dans un contexte de crise. Les formes et les représentations cinématographiques sont répétées jusqu’à l’usure – a fortiori pour des genres aussi populaires que le western et le film noir. Robert Coover moque aussi le manichéisme et le caractère artificiel du western dans ses textes, si bien que ce genre semble dépassé, comme en témoignent les ruines qui forment le décor de Ghost Town. Christine Montalbetti, quant à elle, relève le mauvais goût des représentations filmiques des grands espaces en Technicolor, auquel elle oppose le bon goût de la littérature considérée comme légitime. Les romanciers ne manquent pas de mettre en avant le caractère éculé des scènes à faire du film noir : filature ou scène de morgue, tout a déjà été vu, si bien que le lecteur connaît d’avance toutes les ficelles. Les personnages d’anti-héros désabusés ou exténués que l’on rencontre chez Coover ou chez Viel témoignent également de l’érosion des codes du cinéma de genre. Leur subversion se manifeste aussi dans une esthétique de l’excès : les scènes à faire et les personnages sont l’objet d’un traitement hyperbolique, à l’instar du détective privé, métamorphosé en roi de carnaval, figure clownesque dont la débauche va de pair avec celle du récit sous la plume de Coover. La notion bakhtinienne de carnavalisation est d’ailleurs centrale pour plusieurs auteurs du corpus.

La transposition intersémiotique est alors le signe de la vitalité du roman contemporain : les auteurs sont désireux de renouveler leurs sources d’inspiration et de renouer avec les plaisirs du récit. L’on peut néanmoins se demander dans quelle mesure le roman d’aujourd’hui est affecté par une forme de concurrence avec le septième art : l’influence du cinéma sur le roman serait-elle synonyme d’un échec de ce dernier, phagocyté par un médium concurrent ? Menacée par l’impérialisme du cinéma, l’invention romanesque doit-elle lui emprunter ses ficelles afin de subsister ? Force est de constater que, loin de déplorer l’emprise des modèles filmiques sur nos représentations du monde, les auteurs contemporains la transforment en une source de créativité. La reprise parodique de scènes rituelles des genres du film noir – filature ou course-poursuite – et du western – gun-fight ou attaque de la diligence – renouvelle l’action romanesque traditionnelle, tout en revisitant la tradition littéraire du XVIIIe siècle du jeu avec les possibles narratifs.

La dimension ludique et souvent jubilatoire des romans du corpus a aussi été mise en évidence, l’humour est d’ailleurs fréquemment présent : la ressaisie littéraire des tropes du film noir renouvelle les stéréotypes se jouant de leur caractère figé, elle les déplace et les fait résonner différemment. Chez Robert Coover, la reprise du stéréotype du bandit mexicain incarnant the arch-villain est l’objet d’un travail stylistique inédit qui donne à entendre l’inénarrable langue de Don Pedo. Les mythes du film noir et du western sont quant à eux l’objet de métamorphoses intersémiotiques qui les renouvellent de façon originale : l’on songe aux métamorphoses intersémiotiques des figures ambiguës du cow-boy dans les romans de Montalbetti et de Coover ou à l’incompétence des enquêteurs échenoziens dans Cherokee et Les Grandes blondes. Dès lors, il semble bien que l’inventivité littéraire prenne sa revanche sur les ressorts éculés des genres filmiques. La pratique de la novellisation est à cet égard significative : dans les « novellisations au second degré » [39], pour reprendre le terme de Jan Baetens, du film de Sergio Leone Le Bon, la Brute et le Truand dans le roman de Patrick Chatelier ou de Gilda de Charles Vidor dans le récit de Coover, l’hypofilm devient un canevas à partir duquel broder un récit original. Le fait que leurs intrigues soient (supposées) déjà connues du lecteur permet de faire porter son attention sur la manière de raconter, en lieu et place du contenu de l’intrigue. Citons à cet égard une réflexion de Tanguy Viel au sujet du « déjà-vu » au cinéma : après avoir lu le manuscrit de L’Absolue perfection du crime, et à propos de la scène de la course-poursuite finale, Jérôme Lindon, qui dirigeait alors la maison des Editions de Minuit, avait opposé à Tanguy Viel que l’on voyait cela partout, ce à quoi Viel aurait répondu : « Vu oui. Lu non » [40]. Certes, les romanciers travaillent avec un matériau vu et revu, mais tout l’intérêt réside précisément dans la manière dont ce matériau est transformé par l’écriture.

Les pratiques intersémiotiques observées soulignent enfin à quel point le cinéma fait désormais partie de notre encyclopédie, au sens sémiotique du terme. La culture cinématographique joue aujourd’hui un rôle analogue à celui de la culture antique autrefois mobilisée par les écrivains des XVIe et XVIIe siècles pour un certain lectorat. Ainsi faut-il ajouter aux modèles de la culture savante ceux d’une culture populaire hollywoodienne. A ce titre, le lecteur figuré dans les textes est un « lecteur/spectateur » [41], pour reprendre l’expression de Liliane Louvel : son imaginaire est forgé par sa mémoire filmique, sa vision du monde porte l’empreinte du cinéma. Le roman à caractère cinématographique entretient un jeu savant avec ce « lecteur/spectateur », de différentes manières : il n’est pas rare qu’il soit pris à parti par le texte, sommé de se représenter les scènes narrées à la manière d’une projection cinématographique, voire de se glisser dans la peau d’un réalisateur. A l’instar du dispositif narratif complexe à l’œuvre dans le récit d’Angela Carter, « John Ford’s ’Tis Pity She’s a Whore », qui invite le lecteur à adopter un regard réflexif sur ses représentations, les jeux spéculaires omniprésents ont pour vocation d’éduquer sa conscience. Les pratiques d’écritures contemporaines procurent alors au lecteur le plaisir de la reconnaissance de films légendaires du cinéma : l’expérience de lecture fait la part belle à la rêverie sur les films aimés, qui s’invite à la faveur des clins d’œil intersémiotiques. Dans tous les textes, se lit un attachement fort au cinéma et à ses genres : leur transposition – si irrévérencieuse soit-elle – constitue une forme d’hommage à des films aimés, vus et revus : leur passage de l’écran à l’écrit les fait résonner autrement.

 

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[39] Jan Baetens, « La novellisation contemporaine en langue française », art. cit.
[40] L’anecdote est relatée par Johan Faerber, L’Absolue perfection du crime (2001). Tanguy Viel, Paris, Hatier, « Profil d’une œuvre-contemporain », 2007, p. 99.
[41] Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Op. cit., p. 21.