Avis critique

 

La force de cet essai est indéniablement son caractère didactique. L’ensemble des 3 chapitres se présente comme une implacable démonstration, jonglant entre un appareil théorique pointu, le recours systématique à l’analyse concrète de cases ou de planches de bandes dessinées et enfin la volonté constante de vulgarisation du propos.  De très nombreuses planches en couleur accompagnent les analyses (on sera cependant surpris par l’absence des planches originales d’Asterix, systématiquement remplacées par une modélisation de leur construction… Une question de droits d’auteurs ?).

Si on se place du point de vue des sciences de la communication, l’essai de Pascal Robert présente une évidente modernité, pour une triple raison : (1) une volonté de creuser le sillon relativement récent du refus de considérer l’incommunication comme un épiphénomène, mais bien de la placer au cœur des interactions humaines ; (2) le dialogue pluridisciplinaire que Robert pose entre les domaines des sciences humaines, singulièrement avec ses approches sociologique et sémiotique ; (3) une volonté de construire sa théorie sur l’hypothèse d’une modélisation propre à la bande dessinée (là où les sciences sociales, selon Robert, considèrent traditionnellement la bande dessinée tout au plus comme une pré-modélisation [12], sans possibilité de discours propre).

Toutefois, si on se place du point de vue strictement sémiotique, nous sommes obligés de reconnaître que la manière dont Pascal Robert aborde la bande dessinée comme medium fait fi de sa nature intrinsèque – la relation texte-image qui la fonde.  En effet, aussi fines et pertinentes que puissent être les analyses des œuvres explorées tout au long des 3 chapitres, celles-ci considèrent systématiquement l’objet bédéique par le seul prisme de son scénario, des situations narratives qui « filtrent la complexité du réel  ou pré-modélisent le comportement humain [13] ».Or, il nous semble fondamental, si on prétend exploiter la bande dessinée pour construire une théorie de l’incommunication, de prendre également en compte la communication spécifique à ce médium.  En somme, lorsque Dominique Wolton, dans sa préface à l’ouvrage, annonce que Pascal Robert entreprend de « réfléchir au statut de l’incommunication à partir de la bande dessinée, ”la reine de la communication simplifiée et démocratique" » (et que penser de ce mot – « simplifiée »… Passons), il annonce un travail qui, à notre sens, n’a pas été véritablement entrepris.  En quoi la bande dessinée, en tant que communication autogénique née du rapport entre le texte et l’image, est-elle potentiellement source d’incommunication ?  Alors qu’il déclare que « la bande dessinée, dans la richesse de son langage et de sa mise en scène, peut aussi bien informer la théorie et l’aider à la construire », Pascal Robert restreint celle-ci à un simple vivier scénaristique.

Pourtant, l’auteur tente, à plusieurs reprises, une lecture des relations texte-image, au détour de l’une ou l’autre analyse : lorsqu’il observe le clivage entre la nature de l’énoncé (le dessin) et ses conditions d’énonciation (l’appréciation de ce dessin par un jury) dans un strip du Retour à la terre, lorsqu’il analyse la manière dont Franquin assomme un personnage de QRN sur Bretzelburg en le projetant sur le haut de la case, dans un traitement métaleptique, ou encore lorsqu’il perçoit que la fameuse sous-communication décelée dans le Jimmy Corrigan de Chris Ware émane non seulement des interactions compliquées entre les personnages, mais aussi d’une construction singulière de la planche :

 

« Jimmy Corrigan, enfin, est un livre sur l’incommunication qui lui-même, en tant qu’objet concret, procède par une mise en forme toujours à la limite de l’incommunication.  Ainsi, ça fait penser, ça se voit, mais on ne sait jamais quoi en penser ; qui plus est, les pages ne sont pas numérotées, ce qui rend l’orientation à l’intérieur du livre et les références précises problématiques » [14].

 

Il touche ici, du bout du doigt, un point pourtant essentiel, sans toutefois proposer d’analyse systématique des moyens mis en place pour construire une incommunication caractéristique de l’objet bédéique. Il y a là un véritable champ de recherche en puissance.

Une autre réserve que l’on pourrait poser à l’encontre de la démarche est de limiter la corpus bédéique à des œuvres fictionnelles. A partir du moment où l’auteur les travaille dans une perspective d’analyse sociologique ou politique, il serait intéressant de considérer également des bandes dessinées non fictionnelles, à, l’image des revues dessinées qui se multiplient depuis quelques années.  Ce qui nous permet de poser une dernière circonspection dans la manière dont Pascal Robert traite l’image bédéique : pour lui, elle est forcément une simplification, une réduction du réel : « C’est parce que le dessin est réducteur, simplificateur qu’il parvient à fermer l’éventail des interprétations. Il fonctionne comme un outil de réduction de l’incommunication » [15]. Ce qui nous frappe, c’est qu’à aucun moment, dans cet essai, l’auteur n’estime méthodologiquement utile de considérer  l’image comme une réalité à part entière, dans toute sa singularité communicative. Même si elle renvoie à un référent extérieur, il nous semble réducteur, d’un point de vue sémiotique, de considérer le dessin (qu’il soit bédéique ou non) uniquement comme « une image de… ».   Mais nul doute que Pascal Robert abordera, dans ses publications ultérieures [16], ces questions avec la même efficacité que celle qu’il a pu démontrer dans cet excellent essai.

 

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[12] Pascal Robert, De l’incommunication au miroir de la bande dessinée, note de bas de page n° 3.
[13] Ibid., p. 19.
[14] Ibid., p. 133.
[15] Ibid., p. 14.
[16] Voir surtout : Pascal Robert, La Bande dessinée, une intelligence subversive, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, « Papiers », 2018.