Suivent ensuite deux études plus globalisantes, s’intéressant à la place des rédactions et journalistes (ou apparentés) dans les magazines de bandes dessinées, mais de manière très différente. La contribution de Jessica Kohn, spécialiste de l’histoire sociale des auteurs de bande dessinée, déploie toute une histoire de la représentation des rédactions et de leurs membres (dont les auteurs eux-mêmes) dans les magazines. S’il ne s’agit pas de reportages (à quelques exceptions près) et que ces rédactions sont parfois objets de fictions (chez Gotlib ou Greg), elle démontre de nombreuses évolutions et de cette volonté de transparence auprès du lecteur, qui peut devenir une connivence et le support d’une appropriation forte du magazine. De son côté Guillaume Pinson réalise un panorama du héros reporter, très principalement de fiction, plus question ici de donner à voir au lecteur les coulisses de son magazine, mais bien de profiter d’un métier souvent globe-trotter pour donner une mission au héros, parfois à l’héroïne, jusqu’à atteindre les reporters-dessinateurs qui se mettent en scène. Une contribution plus banale dans ses apports, le sujet ayant déjà été beaucoup étudié, y compris dans la presse généraliste, mais incontournable dans un ouvrage de ce type et réalisée avec efficacité.

Après cette vision large, Simon Bréan se recentre sur des reporters spécifiques : ceux qui vivent en parallèle une activité super-héroïque. Le cœur de cette étude, la seule à parler des super-héros, est logiquement centré sur Superman et Spiderman, incarnations très nettes des différences entre DC et Marvel, qui tendent à se flouter légèrement au fil des réécritures des personnages. Alors que le métier de ces héros a longtemps été un alibi et un moyen de justifier d’un salaire, ils deviennent au fil du temps de vraies réalités, prétendant à des Pulitzer pour Clark Kent, passant de photographe moyen sachant saisir l’instant à artiste exposé en galerie pour Peter Parker. Au-delà de ces exemples, l’article soulève aussi les questions éthiques posées par ces journalistes dont l’alter ego est leur source ou sujet principal.

Comme dans le chapitre précédent, les deux derniers textes se consacrent à des séries étudiées en détail. Sabrina Messing propose une lecture de Gaston Lagaffe très marquée par la sociologie du travail, permettant d’évoquer l’image d’une rédaction et de ses emplois à travers une représentation fictive. Mélondie Simard-Houde, elle, propose une étude de l’imaginaire médiatique dans Adèle Blanc-Sec, série de Tardi jouant énormément sur les codes du roman-feuilleton et empruntant des systèmes narratifs, voire carrément des extraits de textes et des images, à des journaux de l’entre-deux-Guerres. Dans les deux cas, ces études d’auteurs plutôt largement étudiées proposent des regards originaux, avec des outils jusqu’ici peu employés pour décrypter leurs œuvres, tout comme le texte de Jean Rime ouvrant ce chapitre.

La troisième section, la plus attendue, est d’une part la plus courte et d’autre part peut-être celle qui rentre finalement le moins dans le thème. Les contributions ne déméritent pourtant pas, mais l’assemblage semble moins cohérent. Peut-être est-ce parce que la partie la plus généraliste, un deuxième article de Sylvain Lesage donnant une perspective historique à la bande dessinée de reportage/information sur plus de 200 ans, ce qui est assez ancien pour un phénomène souvent décrit comme une évolution récente, n’arrive qu’à la fin ? Dans le même questionnement sur la place dans le livre, le chapitre de Danièle André comparant la représentation des journalistes de guerre dans DMZ et Civil War: Front Line est convaincant et aborde des comics très contemporains, ce qui est très intéressant, mais n’aurait-il pas été plus logique dans le chapitre deux ?

Le chapitre s’ouvre avec un beau texte de Jean-Charles Andrieu de Lévis sur la manière dont Jean Teulé, romancier, mais aussi auteur de bandes dessinées utilisant largement la photo dans les années 1970-1980, a transformé son utilisation plastique des photos pour son passage de la fiction à la BD documentaire avec Gens de France et d’ailleurs. Le texte est très concret et décrypte pleinement les choix de l’auteur et ce qui semble les sous-tendre, donnant une analyse d’abord plastique, qui détonne un peu dans le livre.

Vient ensuite la seule contribution cosignée, par Silvia Adler & Galia Yanoshevsky, qui étudie Rhishoumon, une chronique humoristique d’Ilana Zeffren inédite en France, publiée dans Ahbar Ha’ir, un supplément loisir d’Ha’aretz, plus grand quotidien de gauche israélien. Au-delà de la série elle-même, les autrices s’interrogent sur le rôle d’une chronique dessinée au sein d’un espace d’informations, du jeu des bandes avec leur environnement, et de leur inscription dans l’actualité. Véritable bande dessinée, Rhishoumon tire aussi une grande part de son inspiration du dessin de presse, avec notamment des dessins hors gag qui commentent des faits d’actualités encore plus directs que des gags moins marqués dans événement et tenant de la chronique de vie. De cette manière, un dialogue se constitue presque avec le texte de Valérie Stiénon sur la caricature, montrant bien que les liens intimes entre les formes d’expressions graphiques ne sont pas terminés. L’avant-dernier texte (avant le conclusif déjà évoqué) est signé Hélène Raux, qui aborde la presse jeunesse d’actualité/reportage à travers les deux exemples très récents de Topo (dérivé de La Revue Dessinée) et Groom (dérivé de Spirou), dont les approches artistiques pouvaient être différentes, même si des points de convergences sont trouvés. L’analyse des contextes de créations et de leurs destinées respectives, nourrie de débat très contemporain comme l’éducation aux médias à l’école, fait pour le coup particulièrement sens sous l’intitulé de la section. On regrette à sa lecture qu’il n’y ait pas eu plus de textes abordant ces nombreuses revues utilisant la BD documentaire, y compris celles des années 1960-1970. Le texte conclusif est riche, mais a une vocation de balayage qui donne une impression de survol d’autant plus présente que le chapitre est court et l’article sur ces médias jeunesse tout à fait pertinent.

Presse et bande dessinée – Une aventure sans fin est un ouvrage qui tient ses promesses et dont le titre indique d’ailleurs les limites : le champ est immense et son étude n’est clairement pas terminée. Dès la présentation du livre, les codirecteurs admettent s’être quasiment restreints au champ franco-belge, particulièrement dans la première partie – il faut admettre que les industries éditoriales américaines ou japonaises, ou de tout autres zones géographiques non étudiées sont assurément bien différentes de l’Européenne. Deux articles parlent tout de même principalement de comics, l’un de strips israéliens, montrant bien qu’il ne s’agissait pas tant d’un interdit de principe que d’une question d’opportunité. Ce n’est donc pas un réel reproche, mais plutôt un appel à poursuivre, si possible en maintenant cette approche pluridisciplinaire et cette ouverture bienvenue à des chercheurs de générations et statuts très différents qui permettent un balayage réellement original et sortant des discours déjà lus et relus. Le tout est par ailleurs édité avec soin, la plupart des textes étant accessibles à un amateur curieux de l’histoire de la bande dessinée, tout en conservant une rigueur universitaire, et très richement illustré. Ce devrait être le b.a.-ba de tout livre sur la bande dessinée, mais le droit de citation graphique n’existant pas, on peut saluer le travail des éditeurs qui ont négocié les droits de plus de 130 images, permettant une réelle compréhension des textes, et une navigation particulièrement fluide.

 

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