La première partie s’ouvre sur deux études consacrées aux comics de Batman, l’une, menée par C. Baurin, sur la détérioration du portrait pictural de trois adversaires du superhéros (le Jocker, Double-Face et Clayface), et l’autre, proposée par S. Würtz, sur la déconstruction des stéréotypes iconiques et héroïques dans l’évolution du « Dark Knight » justicier. Puis, A. Huz et I. Langlet décrivent la thématisation de la déliquescence dans La Trilogie Nikopol d’Enki Bilal, en s’intéressant également à l’adaptation transmédiatique de cet univers graphique dans le film d’animation Immortel, ad vitam. Les deux chapitres suivants étudient l’altération des images mémorielles dans le processus de mise en récit, tant dans le registre de l’intime (A. Grand d’Esnon le montre à travers l’œuvre autobiographique bien connue d’Alison Bechdel), que dans l’expression de traumatismes collectifs (E. Bricco se lance sur cette piste déjà bien arpentée, en parcourant un corpus hétéroclite de romans graphiques contemporains). Enfin, I. Le Roy Ladurie affronte la question cruciale de l’iconoclasme dans son sens historique, à partir de Blankets de Craig Thompson, qu’elle relie à plusieurs traditions chrétiennes. Ces recherches à dominance thématique, qui ne constituent pas l’apport le plus original de l’ouvrage, présentent deux perspectives : elles s’intéressent, d’une part, à la décomposition touchant l’univers fictionnel (désiconisation chez S. Würtz ; défiguration chez C. Baurin ; « déglingue » chez A. Huz et I. Langlet), et d’autre part, à la déformation de l’image reliée à l’altération de la mémoire (éclats mémoriels chez I. Le Roy Ladurie ; pièces d’un puzzle autobiographique chez A. Grand d’Esnon ; vestiges d’un trauma collectif chez E. Bricco). Ces six premiers chapitres, comme l’écrit I. Le Roy Ladurie, mettent en avant un « effacement volontaire de l’iconique au profit d’une résurgence mémorielle des images par le motif, le rythme et la sensualité du trait » (p. 134).

Plus originales, les recherches à dominance poétique de la deuxième partie du livre mettent en lumière trois phénomènes iconoclastes. D’abord, le démembrement corporel est abordé en tant que procédé burlesque, à travers, d’une part, la défiguration des personnages comiques d’Edika, présentée par C. Thouret comme un moyen de déconstruire la bande dessinée humoristique, et d’autre part, à travers la destruction physique des corps dessinés par Guy Delisle dans Aline et les autres et par Charles Burns dans Black Hole, qu’H. Garric relie à la poétique séquentielle des récits graphiques. En d’autres termes, le chercheur met en relation « [l]a segmentation du réel “en grand nombre de parties” et leur association dans la séquentialité des images » (p. 157). Ensuite, deux chapitres relient la « solidarité iconique », selon le fameux terme par lequel Thierry Groensten a désigné ce principe de composition de la bande dessinée, avec la plasticité corporelle des personnages, dans le cas de l’« hyperfragmentation » des corps et des cases chez Guido Crepax (étudiée par Th. Groensteen à partir de la saga érotique de Valentina), et dans le cas où un style composite engendrerait une désolidarisation iconique. H. Martinelli croit déceler le second phénomène dans Asterios Polyp de David Mazzucchelli et surtout dans Le Bibendum céleste et Journal d’un fantôme de Nicolas de Crécy, où, selon la chercheuse, « l’hétérogénéité graphique défait les images » (p. 171). Enfin, la question de la destruction de la planche de bande dessinée, comme procédé métaleptique d’engendrement narratif, motive deux relectures, l’une menée par E. Rougé et l’autre par D. Mellier, de l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu, véritable cas d’école pour ce genre de questionnement. Cette stimulante deuxième partie, sur les « Processus de la destruction » de l’image en bande dessinée, pénètre au cœur du média artistique et entre à l’intérieur de ce générateur de récits graphiques au fonctionnement si particulier. On peut seulement s’étonner de ne pas y trouver, en connaissant la prépondérance du dessin figuratif dans le neuvième art, un développement sur l’abstraction comme processus de création graphique et poétique en bande dessinée [4].

La dernière partie compte trois chapitres, contre six dans chacune des deux précédentes, qui développent, cette fois, une approche auctoriale ou éditoriale. Ces recherches sur la pérennisation de la bande dessinée comme patrimoine sondent une mémoire médiatique dont la bande dessinée porterait la trace (redessin chez B. Peeters, discontinuité stylistique chez I. Licari-Guillaume et détournement chez B. Crucifix et B.-O. Dozo). A travers une comparaison des versions successives d’albums d’Hergé et de Rodolphe Töpffer, B. Peeters développe le concept de « redessin », en mettant en relation la réitération graphique qui se trouve au cœur du média et la reproduction des bandes dessinées comme processus éditorial. Puis, I. Licari-Guillaume étudie l’oubli relatif dans lequel est tombé le scénariste Peter Milligan, éclipsé par ses compatriotes Alan Moore, Neil Gaiman ou Grant Morrison, tous les quatre faisant partie d’une génération d’auteurs britanniques qui ont « envahi » le marché américain des comics. La discrétion de Milligan, résumée par la formule « widely influential, but out of print for 20 years », semble découler d’une stratégie délibérée du scénariste, d’« effacement de la lisibilité au profit de l’inventivité graphique des dessinateurs et de la subversion des codes de représentation du corps » (p. 261). Last but not least, le chapitre coécrit par B. Crucifix et B.-O. Dozo parcourt les « bandes détournées » de Jochen Gerner et Ilan Manouach. Leurs albums respectifs, qui naissent de la destruction concrète de classiques de la bande dessinée (notamment des planches d’Hergé et de Peyo), engendrent une réinterprétation des œuvres originales et suscitent une interrogation sur les limites du médium. La « chaîne de destruction générative » ne risque-t-elle pas d’anéantir son propre média, c’est-à-dire de « déclenche[r] un passage plus radical du monde de la bande dessinée à celui de la performance et de l’art contemporain » (p. 289) ? Après nous avoir mis en appétit par ces trois chapitres, la troisième partie du livre, de moitié plus courte que les précédentes, nous laisse un peu sur notre faim. Elle aurait, par exemple, pu aborder les questions de conservation que posent l’autodestruction matérielle des productions de masse (en raison de leur mauvaise qualité d’impression) et les difficultés institutionnelles compliquant leur patrimonialisation (en raison de leur manque de légitimité culturelle). On pense aux pratiques du désherbage des collections de bibliothèques publiques ou du pilonnage dans l’édition de bandes dessinées.

Les pistes de développement qu’ouvre la lecture de La Destruction des images en bande dessinée démontrent l’émulation qu’éveille chez son lecteur ce stimulant ouvrage collectif. En somme, le livre a bénéficié d’un remarquable travail éditorial, tant pour sa réalisation technique que pour sa direction scientifique, grâce auquel il présente une admirable cohérence. Rappelons que cette entreprise collective s’articule étroitement avec un projet précédemment consacré à L’Engendrement des images en bande dessinée, lui aussi dirigé par Henri Garric avec le soutien de l’équipe éditoriale des Presses universitaires François-Rabelais, et qu’elle devrait se poursuivre dans un troisième volume sur La Mélancolie des images en bande dessinée.

 

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[4] Voir, à ce sujet : Aarnoud Rommens, Benoît Crucifix, Björn-Olav Dozo, Erwin Dejasse et Pablo Turnes (dir.), Abstraction and Comics / Bande dessinée et abstraction, Liège, Presses universitaires de Liège, « Acme », 2019.