La première partie, intitulée « Des images pour décorer ses murs. Questions d’esthétique », se donne pour mission de détailler l’« environnement visuel » des écrivaines et écrivains (p. 31), qui s’avèrent être de véritables « écosystèmes visuels » (p. 55) où tout est « signifiant » (p. 55), dans tous les sens du mot. D’une « pratique » en apparence « anodine tant elle est répandue » (p. 30), les autrices et auteurs déduisent chez les écrivaines et écrivains une « fonction » murs d’images, qui donne à penser l’« activité créatrice » (p. 56). Celle-ci n’est rendue véritablement possible qu’à travers un processus mémoriel étudié par la seconde partie, « Murs d’images, lieux de mémoire personnels », qui réénonce la notion de « lieux de mémoire » définie par Pierre Nora pour explorer les « panthéons personnels », les « chapelles commémoratives », les « lieux de pèlerinage » des écrivains, « où les images occupent une place centrale » (p. 60). Cette dimension sacrée témoigne d’un « usage magique des images » (p. 55), conformément à la dimension rituelle du mur d’images. Cette deuxième partie est également l’occasion d’une réflexion d’ordre plus sociologique sur le « rôle » des femmes dans « ces pratiques iconographiques » en tant que « gardiennes de la mémoire privée » (p. 69). La question des murs d’enfants est également évoquée, qui laisse entrevoir une phénoménologie de la création remontant à ses sources autobiographiques imaginales. C’est donc logiquement que la troisième partie, consacrée aux « Figures tutélaires aux murs et panthéons littéraires », porte sur la « famille symbolique » et le « panthéon littéraire personnel » que s’inventent les écrivains en plaçant sur leurs murs des portraits de « leurs prédécesseurs ou contemporains » (p. 86). On retrouve à cet égard, par exemple, une très fine analyse de l’obsession de Violette Leduc pour Beauvoir. Autre modalité de cette mémoire personnelle, les portraits d’écrivains comme « mode d’appropriation personnel par les images du champ littéraire, comme une projection de l’histoire littéraire sur ses murs autant qu’une projection de soi dans l’histoire littéraire » (p. 89). En effet, « les murs d’images d’écrivains sont une sorte de mise en regard de la littérature » (p. 111), comme le montre notamment le cas Martin du Gard. On découvre donc progressivement, au-delà de leur dimension esthétique et personnelle, le statut singulier des murs d’images d’écrivain, qui peuvent acquérir un impact en puissance sur l’histoire littéraire.

La quatrième partie s’intéresse tout spécialement à « La bibliothèque comme mur pluridimensionnel », puisqu’en tant qu’espace protéiforme, les images s’y trouvant « forment d’indirects portraits et autoportraits d’auteurs » (p. 116). Ce chapitre, qui prolonge avec pertinence le précédent, forme aussi un diptyque avec le cinquième, intitulé « Un moteur pour la création », qui touche un autre lieu hautement symbolique : le bureau. Ces deux espaces permettent en effet de réfléchir au statut des images au sein de la « genèse textuelle » (p. 142), et d’interroger le « niveau d’imprégnation » (p. 142) des images : sont-elles « transposées dans les récits » (p. 142) ou demeurent-elles un simple lancement créatif ? Dans tous les cas, « les agencements d’images dans les bureaux peuvent (…) être révélateurs de la manière dont un homme ou une femme de lettres conçoit son travail » (p. 144). De la sorte, le mur d’images constitue un véritable « laboratoire de création de l’écrivain comme de l’artiste : il est une extension de la table de travail » (p. 188).

La sixième partie est intitulée « Montrer le mur d’images : développement d’un cliché médiatique ». Elle pose d’emblée une revendication de saine méthode, qui met en cause le textocentrisme de « l’histoire littéraire traditionnelle » (p. 192), et remarque fort simplement avec à propos que « les auteurs nous apparaissent sur fond d’images : celles-ci ont toujours été à l’arrière-plan de la vie et de la création littéraire » (p. 192). Ce propos sert à introduire l’importance cruciale de la « médiatisation » par ces images dans la « construction ou l’affirmation » de la « posture » d’un écrivain (p. 193), qui parfois va jusqu’à « instrumentaliser ce dispositif dans le but d’en faire un canevas sur lequel se dresse son portrait en « écrivain iconographe » (p. 192), Romain Gary étant probablement l’exemple le plus achevé de cette tendance. On s’avise à lire ces développements de la cohérence argumentative du volume, dont l’organisation est optimalement pensée : d’une question d’esthétique, on avance progressivement vers des problématiques d’ordre sociologique, dont l’analyse culmine dans la septième partie, « Exposer les murs d’images d’écrivains ». Anne Reverseau et son équipe tâchent en effet de faire apparaître ici le « devenir-œuvre des murs d’images d’écrivains » (p. 224) en leur rapport à la « muséalisation » [5] (p. 224). Trois cas de figure sont envisagés : le mur d’images « conservé en son lieu d’origine, dans une maison devenue lieu d’exposition, muséifié ou non » ; le mur d’images « déplacé, en partie ou en totalité, et reconstitué ailleurs » ; le mur d’images comme « dispositif scénographique, sans ancrage archivistique ou biographique » (p. 225). L’analyse de ces trois types de murs d’images muséalisés révèle avec éclat la « non-fixité » et l’« impermanence » du mur d’images d’écrivains, dont « la mutabilité » s’avère « l’une des caractéristiques les plus fortes » (p. 261), ce qui ne contribue pas peu à la fascination que peut exercer cet objet unique.

La conclusion, dont le titre épouse idéalement le mouvement de l’ouvrage, « du geste à la pensée critique », revient avec clarté et fermeté sur les nombreux acquis du volume : si les murs d’images d’écrivains constituent un « tremplin vers la fabrique de l’œuvre littéraire » (p. 266), ils revêtent d’autres aspects qui disent tous quelque chose de notre rapport, en tant que littéraires, aux images : comme « dispositif de création alternatif et évolutif » (p. 267), le mur d’images met en scène une dialectique entre la « fonction poétique, qui déclenche l’inspiration, ou favorise l’imprégnation par les images » et la « fonction critique, qui permet à l’auteur d’étudier le sujet ou les thèmes des ensembles iconographiques d’un point de vue historique, social ou littéraire » (p. 268). De ce fait, on peut les envisager, dans les termes de Louis Marin, comme des « objets théoriques » en tant qu’ils sont simultanément un objet d’étude et un objet donnant à penser l’étude elle-même. C’est ce qui permet à Anne Reverseau et son équipe d’appeler à « une autre conception de l’œuvre littéraire » (p. 268-269) fondée sur le « rapport explicite des écrivains aux images » (p. 268) dont la nature foncièrement transgénérique et transdisciplinaire propose une salutaire « désautonomisation de l’espace littéraire » (p. 269).

On notera, en guise de conclusion, une possible piste, évoquée brièvement plus haut à propos des pratiques savantes : plusieurs écrivains évoqués dans cet ouvrage sont aussi universitaires (Baetens, Pic, de Toledo…) : y aurait-il lieu d’interroger cette double activité, scientifique et créatrice, et de conduire la réflexion vers la recherche-création ? C’est après tout ce que suggèrent, me semble-t-il, Anne Reverseau, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska, Corentin Lahouste, Pauline Basso et Andres Franco Harnache :

 

Les murs d’images nous encouragent à interroger nos pratiques de recherche en lien avec nos environnements iconographiques. Pourquoi ne pas transposer en une démarche scientifique ces ensembles visuellement accessibles qui conduisent à déceler des rapports entre des éléments disparates, à penser par analogies, en établissant des liens de manière non linéaire ? Autrement dit : comment construire une pensée critique à partir d’agencements d’images ? (p. 269).

 

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