Une « crise sémiotique » évolutive

 

Le choix du corpus est justifié comme suit : Euripide ferait preuve d’« une attention plus grande que ses prédécesseurs aux problèmes de la valeur épistémologique des sensations et au rapport entre illusion et vérité » (p. 39). Si l’on peut dans l’absolu discuter cette affirmation, il n’en demeure pas moins que R. Marseglia la démontre brillamment, preuves à l’appui. Cette réussite est rendue possible par une approche préservant la singularité irréductible des cinq tragédies retenues – Alceste, Hippolyte, Héraclès, Hélène et Les Bacchantes –, chacune d’entre elles faisant l’objet d’un des cinq chapitres composant le livre. Mais ceci n’empêche pas, tout au contraire, R. Marseglia de développer des réflexions théoriques de haut vol. Certes, l’auteur explique que « proposer une théorie générale aboutirait nécessairement à une approximation qui ne saurait rendre compte de la complexité et de l’originalité de chaque application particulière » (p. 309), mais on relève néanmoins dans l’ouvrage des éléments d’interprétation allant sans doute au-delà de l’œuvre d’Euripide elle-même. Un des premiers apports interprétatifs du livre de R. Marseglia se trouve dans les comparaisons entre les différentes pièces étudiées (pp. 88 et 148 notamment), et surtout dans la mise en évidence de l’évolution des conceptions euripédéennes, qui se dégage de propos synthétiques d’une rare clarté :

 

Nous pouvons mesurer maintenant le chemin parcouru depuis la “crise sémiotique” de l’Alceste jusqu’à l’Hélène. Installé au sein même du dispositif dramatique, le questionnement épistémologique sur les sens est plus radical, et les conséquences sur la réception du spectacle sont importantes. Du point de vue privilégié qui est le sien, le public assiste à la méprise continuelle des personnages sur la scène. La dialectique de la vision et de l’audition s’en trouve amoindrie dans sa dimension cognitive, mais l’utilisation de ce double appel sensoriel dans la construction spectaculaire du drame, avec ses jeux de reprise, de surprise, de renversement ou de décalage, renforce la dimension émotionnelle de l’expérience du public (p. 252).

 

Ce qui apparaît ici, à travers cette « opacité des signes » (p. 79), c’est la traversée des effets du sensible que réalise et pratique le dramaturge, à des fins pragmatiques.

 

Machines sensorielles

 

R. Marseglia observe en effet avec acuité « le lien strict (…) entre les effets pathétiques du spectacle et la coopération de la vue et de l’ouïe dans l’expérience du spectateur » (p. 36). De ce point de vue, les tragédies d’Euripide peuvent se lire comme la mise en œuvre de stratégies auctoriales du sensible :

 

La dialectique entre la vue et l’ouïe, instruments de connaissance et catalyseurs émotionnels, intervient également au sein des diverses stratégies d’ordre discursif que le poète d’abord, puis cet « auteur de discours » (…) qu’est l’historien mettent en place pour se construire une position d’autorité, fonder les conditions de crédibilité de leur discours et obtenir l’adhésion du public (p. 26).

 

Ce mécanisme est décrit de la sorte par l’auteur :

 

Euripide s’inspire d’un certain nombre de représentations culturelles traditionnellement associées à la vision et à l’audition, qu’il manipule pour orienter la réponse cognitive et émotionnelle des personnages sur la scène. Ces représentations sont par ailleurs soutenues par toute une série de procédés dramaturgiques (…) qui s’adressent de manière plus spécifique au spectateur et dirigent sa réception cognitive, émotionnelle et esthétique de l’œuvre (p. 94).

 

Il s’agit là d’un véritable fil rouge interprétatif, qui oriente et même structure la perspective herméneutique de l’enquête (voir par exemple p. 199 et bien entendu la conclusion, notamment pp. 309 et 319). Pour étudier ce phénomène, R. Marseglia observe avec une exhaustivité impressionnante toutes les modalités possibles de présence de la vue et de l’ouïe (bruits, cris, ouï-dire, apparition…). Plus particulièrement, quatre dimensions performatives de ces effets perceptifs sont analysées :

Cette insistance sur le regard, et en particulier sur les yeux, est hautement significative tout au long du drame (p. 135).

 

On remarquera l’insistance sur les verbes de vision, leur variété et leurs différentes nuances (p. 218).

 

Ces observations permettent à l’auteur de dégager les fonctions émotionnelles de ce geste rhétorique, et leurs spécificités suivant les pièces étudiées :

 

Le processus de remémoration passe donc, pour Héraclès, par la vision des effets douloureux de sa folie meurtrière et par le récit d’Amphitryon qui lui explique qu’il en a été lui-même l’inconscient responsable (p. 194).

La dialectique entre les dimensions visuelle et acoustique prend appui sur les diverses valeurs symboliques et expressives rattachées à chacun de ces deux aspects : par les interactions ou les oppositions entre eux, elle contribue fortement à la construction dramatique des conflits scéniques (p. 132).

 

On peine ici à dénombrer les lumineuses analyses des effets de décalage (pp. 139, 219, 249, 250, 271, 289…) et de complémentarité entre le voir et l’entendre (pp. 141, 147, 221, 260…) : l’auteur révèle avec bonheur l’importance de la connexion entre les notations visuelles et auditives dans la trame narrative des tragédies d’Euripide.

 

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