Cette sensorialité est particulièrement élaborée dans les essais pour rendre la couleur, les poètes mobilisant volontiers les synesthésies et un imaginaire matiériste (Huysmans, Rimbaud, par exemple). L’analyse des « Fenêtres » d’Apollinaire explore avec pertinence une approche plus sociologique, montrant la porosité existant entre discours sur l’art, fraternités esthétiques et créations – picturale et poétique. Le poète cherche en effet à prolonger dans le verbe le simultanéisme chromatique de Delaunay, dont il soutient et défend les recherches plastiques. Par-delà les sociabilités, écrivains et peintres semblent partager un même atelier imaginaire, où les frontières entre le texte et l’image s’abolissent dans l’élaboration d’effets colorés. Le poète travaille ainsi sur des procédés tels que la juxtaposition ou la circularité pour faire du texte une « poésie pure » (p. 153) à l’instar de la peinture pure de Delaunay.

La troisième partie (« Donner à voir : les configurations du regard dans la prose du poème ») est peut-être la plus originale : elle aborde, par-delà la référence aux arts visuels, la question de la visualité au travers des motifs métatextuels de la fenêtre, du miroir et de l’œil qui, modélisant le regard et induisant une réflexion sur la mimésis, produisent une forme de mise en abyme des processus de composition et de réception du poème. B. Bourgeois, qui les envisage comme « hypersignes », étudie leurs différentes déclinaisons textuelles, s’attardant, avec raison, sur Baudelaire chez qui la récurrence des fenêtres interpelle, jusqu’à Ponge, qui les convoque pour mieux les obstruer, rabattant un volet fait de mots sur le blanc de la page qui s’offre dans sa matérialité en lieu et place du réel, auquel la fenêtre est censée donner accès.

Le miroir, « métaphore privilégiée de l’expérience esthétique et de la représentation » – pour reprendre les termes de B. Ribémont (cité p. 215) – , se voit, dans le poème en prose, doté de significations nouvelles sous la plume de Baudelaire et de Huysmans, qui en font le réceptacle d’un réel prosaïque, dégradé, égarant le lecteur dans des effets de spécularité troublants, voire trompeurs. Ces jeux de trompe-l’œil se perpétuent au XXe siècle, jusqu’aux déformations reverdiennes, qui ne sont pas sans faire naître une « inquiétante étrangeté », produisant une déstabilisation du réel.

Enfin, l’œil est plus inégalement sollicité parmi les poètes du corpus. C’est dans les poèmes les plus matériellement visuels (calligrammes d’Apollinaire, typographies induisant un parcours du regard) que sa présence cristallise véritablement les ambitions des « artistes de la page ».

De ce parcours, on retiendra particulièrement la combinaison entre largeur de vues, envisageant poètes des XIXe et XXe siècles, et analyses de détail de poèmes judicieusement choisis, parfois déjà souvent étudiés, parfois beaucoup moins. Dans tous les cas, B. Bourgeois situe toujours avec justesse son propos en regard de la littérature critique existante, reprenant certaines analyses, en discutant et en affinant d’autres, remettant en question certaines lectures en apportant un éclairage subtil et inédit. C’est donc à une nouvelle appréhension de l’histoire du poème en prose, sur la longue durée, qu’il invite, en questionnant, sur de nouveaux frais, sa visualité et son affinité avec les arts plastiques, qui ne se limitent guère au travail de « transposition ». On regrettera peut-être, même s’il s’agit d’un choix assumé (p. 23), l’absence de la photographie, dont l’apparition a si profondément bouleversé le champ artistique au XIXe siècle, tout comme le peu de place occupé par la critique d’art (comme la presse en général), qui, déjà bien étudiée par ailleurs chez plusieurs poètes du corpus, aurait sans doute éloigné l’auteur du fil rouge qui sous-tend une argumentation très resserrée. Signalons enfin le plaisir que procure la lecture de ce volume, soigneusement édité et illustré, et rédigé dans une langue claire et précise.

 

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