Quatre collections, quatre regards sur le monde
       
      La collection « L’Enfant et l’univers » :  une version pour enfants de récits d’exploration multimodaux
       
      La collection « L’Enfant et l’univers » chez GP Rouge et or est riche de quarante-huit titres dont six sont dus à  Christian Zuber, parfois en collaboration avec sa femme ou son fils, jeune  auteur de neuf mois, pour Mes amis les animaux (1977). Les quatre premiers titres sont d’ailleurs centrés sur  les animaux, particulièrement dans les photographies. Certains sont estampillés  WWF, association avec laquelle Zuber milite dès son premier séjour aux  Galapagos en 1959 qui débouche sur un premier livre Laissez les vivre [8] (1970). Ceux consacrés aux Seychelles et à Ceylan  reçoivent le prix littéraire de la SPA. Les derniers livres portent l’intitulé  « Le Petit Prince/La Petite Princesse », contrairement aux autres  titres de la collection, construit sur le modèle prénom – le petit/la petite et  le nom du pays.
      Les livres de Christian  Zuber évoluent quelque peu au fil du temps, élargissant le propos à une  histoire socio-culturelle du territoire envisagé. Le choix est fait de  s’inscrire dans une tradition très ancrée de l’enfant en guide local, ce qui  est mis en avant dans le titre des Galapagos :
       
      Comme pour tous nos  livres de la série « Petit Prince » Paco a réellement vécu avec nous  les aventures de cet album. Ce jeune équatorien de 8 ans, né aux Galapagos dans  l’île de Santa Cruz nous a accompagnés pendant plus d’un mois à travers  l’archipel. Pour Nadine, notre petit Olivier et moi-même, Paco a été l’une des  grandes joies de ce merveilleux voyage [9].
       
      Sous couvert de  l’inscription dans cette tradition, ces livres sont assez étonnants à lire. En  effet, si la narration se fait bien du point de vue de l’enfant qui dit  « je », Christian Zuber, l’auteur du livre, sa famille et son équipe  sont omniprésents sur les photographies, comme dans le discours présumé de  l’enfant, qui fait, de manière biaisée, la publicité pour l’émission télévisée de  Zuber « Caméra au poing », véritable objet de la visite sur l’île des  Galapagos. Ainsi, une double page au moins est consacrée à l’équipe du film au  grand complet ainsi qu’à leurs découvertes et à la mise en œuvre technique du  tournage (fig. 8 a et b). Le ton  employé est aujourd’hui daté avec des formes de néo-colonialisme, quand Zuber  est peint comme celui qui apporte un savoir que l’enfant, comme l’insulaire  adulte, ne possèdent pas :
       
      Christian dit que c’est  là notre grand problème : protéger l’île. Protéger les statues contre  l’érosion, les intempéries et les archéologues amateurs. Protéger les animaux  et les plantes. Et aussi cultiver des légumes, faire de l’élevage. Ne pas nous  contenter d’ouvrir les boîtes de conserves venues en bateau du Chili. Il faut  que nous apprenions à nous suffire un peu plus à nous-mêmes. Actuellement, si  nous étions isolés du reste du monde – par un conflit international par exemple  –, nous ne pourrions pas survivre plus de six mois [10].
       
      C’est vraiment une  particularité des livres de Zuber. En effet, si certains auteurs sont également  pris en photo avec l’enfant en page de titre comme Michel Montesinos pour Nejat  le petit nomade d’Afghanistan (1973)  ou Zayed au pays des perles et du pétrole d’Alain et Karen Saint-Hilaire  (1973), aucune photo intérieure ne représente plus l’auteur du livre. Dans le  dernier cas, la narration est d’ailleurs faite du point de vue de l’enfant et  adopte une énonciation qui distingue l’enfant de son lecteur potentiel :  « Mon pays est bordé d’une mer d’un vert si profond que les étrangers  l’appellent la mer verte. Pour nous, c’est simplement le golfe »      [11].
      Jean Mazel dans Adama  la petite Sénégalaise (1975) n’est pas pris en photo avec la fillette et  apparaît seulement à la fin du livre pour rapporter un extrait de conversation  entre Adama et lui et valoriser la sagesse de la fillette : « elle  m’a fait une réponse merveilleuse : les canons, c’est fait pour s’asseoir  dessus » [12]. Dans le cas de Marcel  Isy Schwart, qui lance la collection en 1969 avec Oukanou le petit Calédonien, la  présence est discrète et mieux intégrée à la narration. L’expédition scarabée  dans Yambo le petit congolais est mentionnée à propos de la volonté de  l’enfant de faire de la photographie. On explique alors le travail  d’Isy-Schwart, la collaboration de l’enfant qui continue d’envoyer des insectes  après qu’on lui a appris comment s’y prendre une fois l’équipe retournée en  France.
      Michel Montesinos est  celui qui s’implique le plus dans le texte qu’il écrit. Il essaie pourtant de  valoriser l’enfant sans être dans une position dominante. L’enfant est vraiment  présenté comme le guide de « Michel » qui l’emmène avec lui en  expédition et lui ouvre certaines possibilités comme celle d’apprendre à lire  pour mieux comprendre les choses de la vie. Toujours l’enfant garde son  libre-arbitre en adoptant des positions qui peuvent différer de celles de  l’auteur. Les batailles entre Pashtouns et Hazaras, meurtrières, sont racontées  du point de vue de l’enfant, de même que leur commerce « que certains  jugent illégal » lorsqu’ils rapportent des armes. Zuber est finalement  celui qui trouve le ton le moins juste. En mettant en scène ses propres livres,  en photographiant sa propre équipe au travail, Zuber montre néanmoins les coulisses  d’un travail documentaire. Il rend visible sa démarche, ses essais et ses  précautions comme lorsqu’il fait réapparaître, à travers le discours de  l’enfant, les yeux des statues qui ont été découverts pendant son voyage et  qu’il a filmés (voir fig. 8 a) :
       
      On a découvert, toujours  pendant le voyage de Christian, des yeux immenses, bridés, asiatiques, de  soixante centimètres de long : imaginez l’effet ! (…) Christian a  voulu reconstituer ce qu’avaient fait – réellement - mes ancêtres. Il a reproduit deux de ces yeux, pour ne pas risquer d’abîmer l’original qui a été  remis au musée. Et il a « rendu » la vue à l’un de nos géants. C’est fantastique [13] !
       
      En revanche, tous les  auteurs de ces ouvrages ont un profil un peu similaire. Ce sont d’abord des  voyageurs. Le paratexte des ouvrages donne parfois des détails sur leur  parcours. Plusieurs vont participer à Connaissance  du monde, mais aussi faire avancer la recherche d’une manière ou d’une  autre : Marcel Isy Schwart développe des procédés pour filmer en fonds  marins par exemple. Nombreux sont ceux qui vont aussi multiplier les supports  médiatiques pour rendre compte de leurs voyages : Marcel Isy Schwart comme  Zuber participent à l’émission de Pierre Sabbagh entre 1956 et 1970 Le Magazine  des explorateurs. Michel Montesous enregistre, de son côté, plusieurs  disques, tout comme Alain et Karen Saint Hilaire. Zuber filme aussi beaucoup,  en particulier pour son émission Caméra au poing. Comme dans la  collection de Dominique Darbois, de mêmes images, qui sont relégendées  différemment en fonction des publics [14], peuvent servir à  plusieurs ouvrages. Ce qui pourrait passer pour de l’opportunisme est surtout,  pour la plupart, une façon de financer d’autres expéditions, sachant que tous  ont des territoires de prédilections comme Isy Schwart qui monte près de trente  missions au Brésil ou à Tahiti.
      Tous les albums  s’ouvrent sur une carte dessinée (fig. 9). La plupart replacent les grandes villes du territoire et tracent à  grand traits quelques pays alentour, cependant ces cartes ne permettent guère  aux enfants de se repérer, à moins d’avoir déjà de bonnes notions  géographiques. Dans de nombreux titres, il y a une interpellation de l’enfant  lecteur, étranger à la culture mise en avant, mais aussi un souci de trouver  des points communs entre lui et l’enfant présenté. Si la déambulation proposée  ne fait pas ressortir un plan précis mais semble plutôt porter sur des sujets  qu’on pourrait décliner au fil d’une conversation, il n’en demeure pas moins  que les fêtes sont souvent mentionnées car elles vont faire écho chez les  jeunes lecteurs, plus encore dans le volume sur l’île de Pâques dont les  habitants ont été christianisés et fêtent Pâques et Noël, comme une majorité du  jeune lectorat français des années 1970-1980.
       
    
    
    
 
   [8] Christian Zuber procède,  comme dans des séries narratives telle Le  Club des cinq, à des renvois vers d’autres volumes de la collection. Ce  premier volume est mentionné dans le texte du Petit Prince des Galapagos en 1975, qui cite également, à propos de  tortues, Le Petit Prince des îles Seychelles que Paco est montré en  train de lire (fig. 10).
[9] Christian Zuber, Le Petit Prince des Galapagos, Paris, Editions  G.P., 1975, [p. 5].
[10] Christian Zuber, La Petite Princesse de l’île de Pâques,  Paris, Editions GP, 1980, p. 25.
[11] Alain et Karen  Saint-Hilaire, Zayed au pays des perles et du pétrole, Paris, Editions  GP, 1973, p. 7.
[12] Jean Mazel, Adama la  petite Sénégalaise, Paris, Editions GP, 1975, p. 30.
[13] Christian Zuber, La Petite Princesse de l’île de Pâques, Op. cit., p. 15.
[14] Sur ce sujet, voir Laurence Le Guen,  « Abolir les frontières en littérature jeunesse : la tentative des  albums photographiques des années 1950 à travers l’exemple d’Horoldamba le  petit Mongol », Strenæ, n° 11, 2016 (en ligne. Consulté le 4  août 2022).