De Finis Terræ au Tempestaire : la cinéstase
et le sacré dans l’œuvre de Jean Epstein

- Chiara Tognolotti et Laura Vichi
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Epstein s’approprie l’iconographie et la littérature du lieu, qui nourrit son récit et sa propre représentation de la vie à Ouessant [26]. Néanmoins, il n’en reste pas là, car du film émane une atmosphère, « un sentiment » pour le dire avec les mots du cinéaste [27], il traduit une pensée. Il nous semble donc qu’à ce niveau le concept de cinéstase en tant que « composante (…) renaissante du langage filmique » [28] peut ajouter une nouvelle perspective de lecture de ce film-essai. En outre, par l’immersion dans le paysage que nous procurent tous les plans où la nature est dominante, que l’horizon soit très bas ou très haut, dans cette nature omniprésente qui englobe tout, alliée à des cadrages qui évitent systématiquement la carte postale, le film revêt un caractère cinéstasique qui favorise l’échange entre les genres documentaire et fictionnel qu’il croise et dont la dimension anthropologique n’échappe pas [29].

Nous savons que le cinéaste part en Bretagne suite à la faillite de sa propre maison de production, endetté et poursuivi par certains de ses créanciers. Cette rencontre avec la Bretagne marque pour le réalisateur un détour, notamment en ce qui concerne le rapport du cinéma au réel. Toutefois, en 1923 il y a déjà eu La Montagne infidèle, documentaire sur l’éruption de l’Etna aujourd’hui perdu et dont il ne reste que peu de traces [30], sans oublier sur le plan conceptuel le nouveau jalon de sa construction théorique que constitue Le Cinématographe vu de l’Etna écrit à cette occasion.

Si on regarde donc ce premier film breton d’un point de vue cinéstasique, il faudrait peut-être nuancer l’idée de rupture que représente Finis Terræ. Malgré la nouvelle esthétique mise en place, on retrouve un point de continuité avec le film précédent, La Chute de la maison Usher, s’agissant notamment de la présence et du traitement des éléments naturels, et de cette dimension cyclique de la vie à portée théorique. L’approfondissement et l’analyse des limites du réel présents dans l’œuvre de Poe [31] et retravaillés par le vitalisme d’Epstein, nous les retrouvons en effet dans Finis Terræ, à la fois concrétisés par le traitement cinématographique du paysage [32], les changements de points de vue et les failles temporelles du récit.

D’ailleurs, Epstein définit Finis Terræ comme un « documentaire psychologique » [33], trouvant sa raison d’être dans son langage même, lequel propose une idée d’image filmique comme lieu du changement et de l’instabilité humains, mais aussi du réel, ainsi qu’il l’argumentera dans ses textes de l’après-guerre. Avec Finis Terræ, en passant par Mor Vran (1931) et Le Pas de la mule/Une forêt (1932 [34]), le cinéaste souligne les limites que la pensée cartésienne ou encore le productivisme ont imposées aux individus par le biais d’une attitude analytique dans l’approche de la réalité, où il n’y a plus de place pour ce qui n’est pas fonctionnel, soit le mythe, la légende et les rites. Avec L’Or des mers (1932), lequel entre autres s’oppose à la tendance généralisée au cours des années 1930 à se réfugier dans les studios, et surtout avec Le Tempestaire (1947), Epstein fait du cinéma un dispositif qui a le pouvoir de rétablir la relation sacrale entre l’homme et le monde étouffée par la civilisation moderne [35]).

D’un point de vue théorique, depuis ses écrits des années 1920, le cinéma est, pour Epstein, une pensée visuelle ; il est animiste et primitif. Edgar Morin écrira plus tard que l’imaginaire est une pratique magique qui correspond au point de coïncidence de l’image et de l’imagination, et exprimera ainsi son accord avec Epstein pour lequel le cinéma se configure comme le lieu par excellence où l’homme contemporain peut éprouver le sentiment du sacré [36]. La valorisation et l’étude de thèmes liés à la légende et au mythe que l’on retrouve dans Finis Terræ et d’autres films, projets et romans d’Epstein, peuvent être vues en relation avec la recherche, grâce au cinéma, d’une nouvelle lymphe vitale d’un monde dont la magie primordiale aurait été soustraite.

 

Le Tempestaire, la cinéstase et la photogénie du sacré

 

Après Finis Terræ, c’est-à-dire dans les années 1930 et 1940, les derniers volets de la réflexion d’Epstein sur le film se concentrent sur la redéfinition du réel et des catégories d’espace, sur le temps et le principe d’identité, dans la direction d’une théorie de la fluidité et du changement continu, théorie dans laquelle le cinéma revêt le rôle d’un véritable instrument de connaissance et où, à notre avis, on peut déceler encore une fois des effets de cinéstase.

Dans L’Intelligence d’une machine [37] puis dans Le Cinéma du Diable [38], Epstein reprend et relance l’idée d’un cinéma « figural » où ce que l’on voit est lui-même et aussi quelque chose d’autre : la caméra enregistre ce qui est devant elle et en même temps sait lire le palimpseste des images en révélant les figures qui s’y cachent. Cette idée est maintenant réinscrite dans un horizon spéculatif plus vaste, en un passage décisif vers un cinéma « herméneutique » qui marque la dernière phase de la théorie et du cinéma epsteiniens : un cinéma qui, à en croire le réalisateur, devient capable de modifier la notion de connaissance en ouvrant à un mode renouvelé de la pensée. Comme l’écrit le cinéaste lui-même,

 

L’image animée apporte les éléments d’une représentation générale de l’univers qui tend à modifier plus ou moins toute la pensée. Ainsi, des très vieux, d’éternels problèmes (l’antagonisme entre la matière et l’esprit, entre le continu et le discontinu, entre le mouvement et le repos, la nature de l’espace et du temps, l’existence ou l’inexistence de toute réalité) apparaissent dans un demi-jour nouveau. Une philosophie peut donc naître de ces jeux de lumière et d’ombre, où le public ne voit d’abord qu’une intrigue sentimentale ou comique [39].

 

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[26] Voir Vincent Guigueno, « Deux mémoires en exil », Jean Epstein, poète, philosophe, Op. cit., pp. 325-337 ; Sophie Gondolle, « Jean Epstein et la Bretagne, un ancrage légendaire », dans Jean Epstein. Actualité et postérités, Op. cit., pp. 201-2015.
[27] Jean Epstein, Bonjour cinéma, Op. cit., p. 117.
[28] Philippe Ragel, Le Film en suspens, Op. cit., p. 183.
[29] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, « Critique », p. 113. Lorsque le philosophe se réfère à Finis Terræ, il y voit un excellent documentaire pour l’emploi des habitants du lieu, les seuls à pouvoir jouer leur rôle, car il s’agit d’une humanité qui n’est pas tout à fait terrestre et qui par conséquent sent et perçoit le monde différemment, en consonance avec le monde aquatique qui l’entoure et dans le cadre d’une opposition terre-mer. Ce peuple autochtone représente une typologie humaine dont l’environnement naturel concret correspond, sur le plan cinématographique, à un « abstrait liquide », donc à une forme visuelle de pensée.
[30] Fonds Jean et Marie Epstein, EPSTEIN50B75GF2.

[31] Tzvetan Todorov, « Préface », dans E. A. Poe, Nouvelles histoires extraordinaires, Paris, Gallimard, 1974, p. 9.
[32] L’« expérience des limites » selon Philippe Arnaud (« Finis Terræ, l’expérience des limites », art. cit.).
[33] Jean Epstein, « Les approches de la vérité », art. cit., p. 193.
[34] Le film est perdu. On peut toutefois avoir un aperçu du projet epsteinien sur la base des dossiers d’archive du Fonds Jean et Marie Epstein, EPSTEIN13B10 et EPSTEIN65B19.
[35] Chiara Tognolotti, « La fotogenia del sacro in Jean Epstein », Bianco e Nero, n° 552, Rome, Carocci, 2005, pp. 165-172 ; pour l’évolution de la pensée d’Epstein par ses documentaires, voir Laura Vichi, « Filmer le réel, élaborer une théorie », art. cit., pp. 87-100.
[36] Edgar Morin, Le Cinéma, ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie, Paris, Minuit, « Arguments », 1956.
[37] Dans Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit.
[38] Ibid., pp. 335-410.