De Finis Terræ au Tempestaire : la cinéstase
et le sacré dans l’œuvre de Jean Epstein

- Chiara Tognolotti et Laura Vichi
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Fig. 6. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 7. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 8. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 9. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 10. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 11. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 12. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 13. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

Fig. 14. J. Epstein, Finis Terræ, 1929

La nourriture semble plus particulièrement se charger d’une signification symbolique. Ainsi, non seulement le pain, apparu au début du film lorsque l’un des deux amis le coupe avec un couteau (peut-être une anticipation de la blessure d’Ambroise), mais aussi le reste du repas (le bol avec les pommes de terre) acquièrent cette connotation. La submersion énigmatique du repas (fig. 5 ), comme l’a suggéré Richard Abel dans sa description soignée du film [11], fait référence à une dimension « submergée » de celui-ci et il faut peut-être en attendre la fin avec l’émersion du bateau du brouillard pour mieux la comprendre en tant que référence à la dualité de la nature comme menace et harmonie retrouvée. Mais peut-être symbolise-t-elle, mieux encore nous restitue-t-elle plastiquement la submersion de la relation – amicale ou amoureuse – entre les deux garçons. Ce que confirmerait du reste la séquence suivante où ils mangent pensivement chacun de son côté et regardent loin, tous les deux partageant ce mouvement lent (peut-être « déclenché » par la noyade du bol par les vagues dans la scène précédente), dans une sorte de « correspondance » au sens baudelairien : les plans des jeunes gens sont entrecoupés par des plans du paysage marin, qui font rejoindre et qui condensent les regards, sans pour autant réunir les personnages (figs. 6 à 12), comme on le voyait déjà dans Cœur fidèle (1923), notamment dans la séquence du rendez-vous au port [12].

La « télépathie » [13] présente dans Finis Terræ fait plutôt penser à plusieurs moments de La Chute de la maison Usher, notamment à la série de plans du monde naturel qui « ripostent » à la guitare de Roderick suivis et remplacés, après la mort de Madeline, par des très gros plans d’instruments de mesure du temps, ce qui renverrait, pour le dire avec Jacques Aumont, à la mise en forme d’une pénétration du temps par le cinéma [14]. Cette « correspondance » mise en place par le langage filmique et non pas par la narration est rendue plastique grâce au ralenti, mais elle reste suggérée : s’agit-il d’un présage de mort moyennant un alourdissement et un épaississement de la matière de l’image par le ralenti ? Ou bien indique-t-elle la prise de conscience – de nature cinématographique – d’un sentiment entre les deux jeunes gens ? A la différence de la séquence citée de Cœur fidèle, ici les plans de la mer changent à chaque fois. Les regards des deux jeunes garçons n’ont pas donc un même contrechamp qui pourrait agir de catalyseur et les unir. Cette figuration nous laisse en suspens par rapport au récit, mais elle contribue à créer cet « englobant géophysique » [15] présent à l’échelle du film entier, et à souligner comment la mer pour Epstein demeure une figure du caractère changeant du réel en même temps qu’elle est liée à l’intériorité des personnages, que seul le cinéma arrive à saisir et transmettre. Comme on le sait, à la faveur des successives élaborations du concept de photogénie [16], le cinéma possède pour le cinéaste une charge cognitive qui trouve un prolongement en philosophie (ou antiphilosophie, idée qu’il développera notamment dans L’Intelligence d’une machine [17]). On observe, notamment à partir des années 1930 [18], donc peu après Finis Terræ, que dans les écrits d’Epstein apparaît une réflexion autour de la capacité du cinéma à concevoir l’espace-temps et de la nécessité d’acquérir la conscience de ses propres moyens et lois. Finis Terræ se présenterait alors comme un film-essai ou un chantier d’élaboration de la photogénie vue comme aptitude du cinéma non seulement à pénétrer le réel, mais aussi à en démontrer la relativité, voire à produire une image de l’univers, comme il l’affirmera plus tard sans équivoque [19].

Plus loin, un autre moment significatif dans notre perspective : Ambroise arrive sur la plage après sa tentative échouée de prendre la mer pour rejoindre Ouessant et se faire soigner. On le voit s’allonger (fig. 13) et se confondre dans un plan d’ensemble (fig. 14), avec les rochers, presque absorbé par l’environnement : il devient, dans sa « diminution de vie », proche du monde minéral. Ses compagnons passent et regardent vers le bas (on a encore un changement de point de vue : c’est là une vue subjective d’Ambroise) : il s’agit d’une image mentale du jeune homme allongé, une hallucination qui, tout en anticipant la séquence de son cauchemar, renvoie à sa perte d’énergie vitale et en même temps à l’indécidable point de vue du film qui oscille continuellement entre subjectif et objectif en questionnant la place du spectateur. Ce plan en particulier est situable entre le plan de la narration et une réflexion d’ordre théorique déjà présente dans La Chute de la maison Usher mais qu’on peut faire remonter jusqu’à son premier film, Pasteur (1922), lorsqu’Epstein se réfère à des formes de continuité – qui passent par des augmentations et des diminutions – entre la vie et la mort, le monde organique et le monde minéral.

Ambroise est allongé en haut du plan semblable à une pierre, peut-être évanoui. Jean-Marie le voit-il ? Le raccord sur le regard, comme d’autres fois dans les films d’Epstein, est frustré et l’organisation de l’espace ne nous permet pas de l’affirmer [20]. D’ailleurs, la variation continue du point de vue à l’échelle du film est à la base de l’impossibilité d’en définir le genre [21], et en même temps relève de cette idée de modification et de changement qui traverse toute l’œuvre théorique du cinéaste en se manifestant sous différentes formes. Elle conteste le principe d’identité, autant au niveau psychanalytique (le cinéma contre la persistance du moi comme on peut le lire dans Le Cinématographe vu de l’Etna, notamment lors de la célèbre descente de l’escalier [22]) que cosmique (le cinéma comme révélateur de la porosité entre les règnes de la nature : de l’animisme de Bonjour cinéma aux réflexions sur la phénoménologie de la matière dans Esprit de cinéma [23]).

Les éléments spatiaux de Finis Terræ ne sont pas de véritables repères [24]. Malgré la présence du calendrier qui scande le temps diégétique, par moments le temps en effet se fissure : le regard de Jean-Marie pourrait alors indiquer une sorte de « clairvoyance » anticipant celle du tempestaire et incarnant cette « photogénie de l’impondérable » à propos de laquelle le cinéaste écrira dans les années qui suivent le film [25].

 

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[11] Richard Abel, French Cinema : The First Wave, 1915-1929, Princeton, Princeton University Press, 1984, pp. 500-507.
[12] Dans le film de 1923, le temps restait suspendu grâce à une série de plans de la mer interposés et superposés aux visages des deux amants et produisait un véritable moment cinéstasique là où ce moment de communion entre les personnages et la mer donnait lieu à une « composition plastique » et « fluctuante » décrochée de la narration. Voir Richard Abel, French Cinema, Ibid., p. 363.

[13] Jean Epstein, Le Cinématographe vu de l’Etna, dans Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit., p. 142 et 150.
[14] Jacques Aumont, A quoi pensent les films, Paris, Séguier, 1996, p. 105.
[15] Philippe Arnaud, « Finis terrae, l’expérience des limites », 1895, n° 18, Paris, Association française de recherche sur l'histoire du cinéma (AFRHC), 1995, p. 261 (consulté le 5 janvier 2021).
[16] Pour Epstein, la photogénie dans ses différentes formes est connotée cognitivement. Voir G. Pescatore (dir.), Fotogenia. La bellezza del cinema, Cinema & Cinema, n° 64, Bologne, CLUEB, 1992 ;  Laura Vichi, « Verso una filosofia del cinema », dans L’Intelligenza di una macchina. Omaggio a Jean Epstein, catalogue, Università di Bologna, 2000 ; Laura Vichi, « Jean Epstein cineasta 1922-1929. De la fotogenia de las imágenes a la fotogenia de lo imponderable », dans Jean Epstein : la forma que piensa, Archivos de la filmoteca, n° 63, Valencia, Ediciones de la Filmoteca, 2009, pp. 56-78 ; Chiara Tognolotti, Al cuore dell’immagine. L’Idea di fotogenia nel cinema europeo degli anni Venti, Bologne-Palerme, La luna nel pozzo-Edizioni della Battaglia, 2005, pp. 31-53.
[17] Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Paris, Melot, 1946.
[18] « La photogénie de l’impondérable » et « L’intelligence d’une machine » (1935), Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op.cit., pp. 238-239 et 241-247.
[19] Le cinéma est « un dispositif expérimental qui construit, c’est-à-dire qui pense, une image de l’univers » (Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine (1946), dans Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit., p. 333).
[20] Voir à ce propos Nicole Brenez, « Ultra-moderne. Jean Epstein contre l’avant-garde (repérage sur les valeurs figuratives) » dans Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, Paris, Cinémathèque française, 1998, pp. 205-221.
[21] Eric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Spectaculaire-Cinéma », 2010, pp. 71-72.
[22] « Cette immense spirale de marches disait le vertige. Tout le puits était pavé de miroirs. Je descendais entouré  de moi-mêmes, de reflets, d’images de mes gestes, de projections cinématographiques. Chaque tournant me surprenait sous un autre angle. (…) Les images tierces naissaient des images secondes. (…) Jamais je ne m’étais vu et je me regardais avec terreur. (…) Je me croyais tel, et, m’apercevant autre, ce spectacle brisait toutes les habitudes de mensonge que j’étais arrivé à me faire à moi-même. (…) Une éducation, une instruction, une religion, m’avaient patiemment consolé d’être. Tout était à recommencer » (Jean Epstein, Le Cinématographe vu de l’Etna, dans Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit., pp. 135-136).
[23] Jean Epstein, Esprit de cinéma, Paris, Jeheber, 1955.
[24] Voir Philippe Arnaud, « Finis terrae. L’expérience des limites », art. cit., p. 257 et Eric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Op. cit., pp. 71-72.
[25] Voir Photogénie de l’impondérable, Op. cit.