La singularité numérique et le mythe dans
le cinéma d’un iconoclaste : Albert Serra

- Àngel Quintana
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Le désir d’Albert Serra n’est pas de profaner le mythe, ni de le ridiculiser ou de le pasticher avec l’ironie chère aux postmodernes. Le mythe existe et on l’observe avec respect mais surtout avec humanité. Ses films ont conscience que le mythe vient de quelque chose de très simple, d’archétypal, derrière lequel peut se cacher le mystère d’une beaucoup plus grande complexité. Comme l’a indiqué le cinéaste à diverses occasions, le mythe permet que le spectateur, connaissant déjà les personnages, oublie le récit et s’intéresse plus en profondeur aux situations. Ainsi, son ressort, et presque paradoxalement, finit par créer un cinéma de la présence. Dès lors, on peut bien s’amuser avec des éléments insignifiants qui ne conduisent pas aux faits, qui restent en dehors du hasard. L’histoire des Mages d’Orient n’occupe par exemple que deux paragraphes dans la Bible, maigreur narrative qui laisse au cinéaste une grande liberté d’interprétation du mythe. Il place les Mages dans une espèce de paysage limite et archaïque, pour accentuer entre eux des relations d’amitié. Dans un récit traditionnel, les liens fondamentaux reposent sur une relation de cause à effet. Serra, lui, rompt avec cette idée ; il renforce le poids de la temporalité pour détruire l’action et privilégier la contemplation. Bien que le spectateur reconnaisse les personnages, le film provoque une déviation qui aide à la considération de la dimension humaine grâce à la véracité de l’environnement.

Le travail sur le mythe permet ici d’humaniser les personnages, de leur enlever le masque créé par la culture et de les observer sur un plan ordinaire. Don Quichotte et Sancho sont vus sans aucune rhétorique littéraire, ascétisme formel qui finit par révéler l’essentiel de l’idéalisme du personnage. La présence des trois Mages implique un travail autour du mythe religieux de l’Epiphanie. Serra ne réalise pas un film irrévérent, il pose une intention qui, dès le départ, consiste à montrer les Rois Mages dans toute leur innocence, comme s’ils étaient pris entre le ridicule et l’absurde, comme si cette simplicité était une manière de les transformer en pionniers, en premiers croyants de l’ère chrétienne.

Dans le cas de Casanova et de Dracula, protagonistes d’Histoire de ma mort, on observe un curieux changement d’orientation. Ce qui importe n’est pas la déconstruction du mythe à partir des paramètres de la culture populaire, mais son utilisation à des fins d’analyse (analyse, entre autres, du problème du malheur) et de projection sous une forme abstraite et actualisée. Le passage de la lumière montre comment la société laïque actuelle cache les ombres des ténèbres du malheur. Le mythe conduit vers l’abstraction, vers le désir de donner une forme matérielle à l’immatérialité du malheur pour montrer sa force ancestrale.

Dans Liberté, le chemin proposé est inverse, depuis l’obscurité vers la lumière. C’est dans le territoire de l’obscurité que le vice s’est imposé à la vertu. Dans un bois presque onirique, les libertins portent à la pratique ses jeux, sans réprimer aucun fantôme de leurs propres désirs. La sexualité se transforme en quelque chose de mécanique et de maladif.

Le XVIIIe siècle finit par contaminer notre présent, à partir de la littérature du Marquis de Sade, pour montrer comment la force de ce que nous pouvons appeler l’infra-politique éclate dans un univers marqué par la correction politique, par la construction d’une nouvelle morale sociale.

Finalement, dans La Mort de Louis XIV, Serra introduit la recherche et la déconstruction de deux mythes possibles. D’un côté, le monarque absolutiste qui, après avoir dominé son monde depuis les apparences de la cour, surgit comme une projection du désir de Serra de capter l’attraction que les systèmes de pouvoir suscitent dans l’intimité. Le mythe du Roi Soleil est observé, ici, depuis la proximité de la mort. La force essentielle du film réside dans le travail sur le visage et sur le corps à l’agonie. Serra montre la dégradation physique d’un monarque, mais il montre aussi le vieillissement et la transformation d’un mythe du cinéma, l’acteur Jean-Pierre Léaud. Le film devient une espèce de requiem qui se termine avec l’enterrement d’un mythe charismatique, Jean-Pierre Léaud, l’acteur fétiche de la Nouvelle Vague et symbole de la modernité cinématographique. Serra propose une iconographie qui part du baroque, qui passe par le grotesque et qui finit par s’imposer comme un échantillon du pathétique que provoque l’érosion du temps sur le corps humain. Le mythe de jeune homme dandy de La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache se transforme en autre chose. Jean-Pierre Léaud apparaît comme un monstre authentique, non pas sur le plan de l’interprétation (dans le sens traditionnel du terme), mais à partir de la présence. La capture de cette présence au temps de la vieillesse est ce qui permet à Serra de trouver, depuis la fiction, la plénitude d’un geste à caractère documentaire.

Grâce au travail de déconstruction du mythe Jean-Pierre Léaud, Serra réussit à revaloriser l’une des questions essentielles de son cinéma, comme l’idée selon laquelle l’interprétation peut devenir une forme permettant de documenter la présence des acteurs. L’amour de Serra pour les acteurs non professionnels est le témoignage de celui qu’il a pour les personnes sans masque, mais il révèle aussi la recherche de quelque chose d’essentiel que Jaume C. Pons Alorda a parfaitement exprimé dans son journal de tournage d’Histoire de ma mort : « Le cinéma d’Albert Serra invoque l’enfance permanente, une illusion étrangère au cinéma. Ce n’est pas quelque chose de puéril, mais une façon de conserver une illusion, celle de la recherche de la pureté authentique, non épidermique, à partir de la candeur » [8]. Pour assumer cette stratégie, Serra se déplace constamment dans un territoire de contrastes où le naturel et le réalisme fonctionnent comme une espèce de surface qui permet de situer les choses dans leur essence, en détruisant toutes les conventions et clichés. Cette essence assumée, Serra peut faire surgir le mystère mystique ou profane, en jouant de contrastes ou au moyen d’éléments qui détruisent la vraisemblance pour fouiller justement ce mystère. Un film comme La Mort de Louis XIV surprend par le goût exquis que Serra possède pour le détail, par la minutie avec laquelle il montre les rituels de la cour, par son délicat sens de l’ordinaire. Mais toute cette précision ne saurait dissimuler l’idée de cinéma qu’elle interroge, de fait, en creux, à savoir comment le cinéma parvient à rendre visible la mort, à donner une forme à l’agonie comme élément du mystère qui permet de faire surgir l’essence de l’humain ?

 

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[8] Jaume C. Pons Alorda. Apocalipsi uuuuuuuaaaaaaa, Barcelona, Comanegra, 2015, p. 82.