La singularité numérique et le mythe dans
le cinéma d’un iconoclaste : Albert Serra

- Àngel Quintana
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La transformation n’a pas été conditionnée par le passage d’un corps humain à un corps cybernétique. Elle n’a pas, non plus, été marquée par le déclin de la salle du cinéma comme espace public, ni par la reformulation de l’ordinateur comme nouvel instrument de communication et de loisir dans l’enceinte familière. La digitalisation a été accompagnée par une série de phénomènes qui ont changé tous les métiers du cinéma. La technologie numérique a changé le rapport que l’image établissait avec la réalité référentielle, considérée comme matière première de l’esthétique photographique de nature analogique. La substitution du disque informatique au film négatif a mis en crise la vérité hypothétique des images. Toute image a été transformée en une série de données qui peuvent être ultérieurement manipulées et transformées. L’image numérique maintient ainsi la valeur d’index et de capture du mouvement, mais sa décomposition postérieure dans les processus de postproduction nous situe dans une autre sphère de réalisme, différente de celle du réalisme analogique de la vieille tradition photographique.

A la fin des années 1990, la technologie numérique a permis l’irruption d’une série de blockbusters qui ont amplifié le rôle des effets spéciaux et la recherche photoréaliste grâce aux techniques sophistiquées de postproduction. Parallèlement, ont surgi nombre de cinéastes intéressés à tourner avec de petites caméras digitales qui offraient la possibilité de réaliser des films low cost. La technologie numérique a ainsi permis de commencer à rompre avec les processus traditionnels de production. Des tournages pouvaient se réaliser avec des équipes réduites, le temps du tournage pouvait être rallongé, et la réalisation de scènes plus intimes jusque-là entravées par le lourd dispositif filmique pouvait être envisagées. Sur le plan de la mise en scène, quelques idées reçues pouvaient aussi être remises en question. Le cinéaste n’avait pas besoin de se situer en face des choses pour les filmer, il cessait d’être un médecin qui contemple les symptômes du réel, pour devenir un chirurgien qui pénètre à l’intérieur du monde. La légèreté du système numérique permettait par ailleurs de tourner un métrage beaucoup plus important et de consacrer plus de temps à la sélection postérieure des images. Les metteurs en scène de cinéma n’étaient donc plus dépendants du coût matériel de la pellicule et pouvaient tourner à l’envi en repoussant à plus tard ce qui serait utilisé et ce qui serait rejeté dans le montage final. L’existence d’un cinéma plus « petit », si je puis dire, devenait ainsi possible. Ce cinéma reprenait la vieille idée exposée par Roberto Rossellini dans les années 1960, quand avaient surgi les caméras 16mm aux dispositifs plus légers propres à opérer la transformation radicale des systèmes de production. Au début du nouveau siècle, le modèle de cinéma low cost permis par le numérique accentua ainsi l’émergence de nouveaux genres comme l’essai documentaire avec José Luis Guerin ou Aleksander Sokourov, le documentaire autobiographique avec Ross Mc Elwee ou Alain Berliner, le film du quotidien intime avec Alain Cavalier, tous dans les pas des Chris Marker et Jonas Mekas des années 1960-70.

Parallèlement à cette explosion du cinéma low cost, a commencé à surgir un autre modèle de cinéma qui essayait d’établir des liens avec le monde de l’art contemporain. Dans les années 1960, quand apparut l’art vidéo, certes l’institution de l’art contemporain avait commencé à expérimenter des choses avec des caméras vidéo basse définition. Les artistes manipulaient les signaux électroniques, créaient de nouvelles textures et cherchaient de nouvelles formes d’expression avec les images. Mais ces artistes vidéo vivaient éloignés du monde du cinéma. Leur intérêt ne consistait pas à raconter des histoires, ou à chercher des points de repère avec le monde, il portait sur l’invention de nouvelles idées visuelles à partir de la création de nouvelles surfaces plastiques. Ainsi cette recherche s’est-elle constituée dans un mode d’expression parallèle à celui du cinéma moderne, sans établir de vrais liens et points de contact. Comme l’affirmait Peter Wollen dans un article publié en 1975, ces deux avant-gardes existaient mais indépendamment [3]. La salle d’exposition, c’était le White cube où se trouvaient les installations, la salle obscure, le Black cube. Les artistes élaboraient des œuvres vidéo et les cinéastes des films. Avec l’arrivée de la technologie numérique, la distinction entre la vidéo et le celluloïd, entre la salle de cinéma et le musée, a commencé à se résorber. Les artistes et les cinéastes ont fini par travailler avec les mêmes caméras numériques et à tourner dans les mêmes conditions de production. Ce changement a provoqué une migration intéressante de metteurs en scène vers le monde de l’art – Apichatpong Weerasethakul, Atom Egoyan, Chantal Akerman, Abbas Kiarostami, Agnès Varda –, mais aussi celle des artistes vers le monde du cinéma – Steve Mc Queen, Douglas Gordon, Philippe Parreno, etc.

En 2006, au moment où Albert Serra fait son apparition dans les réseaux internationaux avec la présentation de Honor de Cavalleria à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes par exemple, un certain chemin orientée vers le minimalisme et le conceptuel domine dans le cinéma d’auteur. Tandis qu’avec la modernité l’expérience du tournage orienté vers la recherche de l’aléatoire est plus importante que l’idée ou le sujet du film comme point départ de la création, dans le nouveau cinéma minimaliste, la création de concepts surgit comme un élément clef qui doit provoquer une tension entre le regard et la conscience du spectateur.

Un courant de l’art des années 1970-80 s’était installé, avec un certain retard, à l’intérieur d’un cinéma désormais contemporain. Ce cinéma du nouveau siècle partait de la soustraction de tous les éléments qui avaient été considérés comme essentiels dans le cinéma traditionnel. Le cinéma numérique remettait en question la fonction du scénario comme base fondamentale pour le développement de la narration du film parce qu’il détestait la création d’effets dramatiques, l’idée d’action et la construction psychologique des personnages. Il reprenait ainsi certaines des dynamiques de travail propres au cinéma moderne, de Rossellini à Godard. L’essentiel était la revendication de la beauté plastique, la capture de la marche du temps, la vérité de la gestualité et la capacité d’observation du spectateur. Le plus important n’était donc plus de demander qu’est-ce qu’il passera après ce que je vois, mais ce que je vois ici et maintenant. L’image-temps, annoncée par Gilles Deleuze, trouvait son expansion dans le soi-disant slow cinéma, mais aussi dans le cinéma « soustractif », ou dans un cinéma « en suspens » empli de moments de cinéstase [4]. Ce cinéma se situait au-delà de l’enceinte narrative, intégrait une influence héritée de l’art contemporain et cherchait d’autres formes de perception à partir de l’épuration de tout ce qui jusqu’alors avait été considéré comme l’essence du cinéma narratif. D’une certaine manière, on récupérait les principes d’une certaine modernité fondés sur l’esthétique de la disparition et du vide (Antonioni), mais il s’agissait surtout de regarder du côté de l’art contemporain en établissant de nouvelles formes de capture à partir de l’esthétique numérique. Ce courant a surgi dans différentes parties du monde, sous la houlette de plusieurs cinéastes qui, à partir d’un attachement spécifique à un milieu local, étaient capables de le sublimer à un niveau global. De cette façon, dans la nouvelle géopolitique du cinéma soustractif, se détachèrent quelques noms significatifs comme l’Iranien Abbas Kiarostami, le Portugais Pedro Costa, l’Argentin Lisandro Alonso, les Taiwanais Tsai Ming Liang et Hou Hsiao-hsien, le Russe Alexandre Sokourov, les Américains Gus Van Sant ou James Benning, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, le Hongrois Béla Tarr et bientôt le Catalan… Albert Serra.

 

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[3] Peter Wollen, « The two avantgardes », Studio International, n° 190, novembre-décembre 1975, pp. 171-175.
[4] Le concept de Slow Cinema utilisé dans le monde anglo-saxon est, en fait, très inexact (voir Tiago de Luca et Nuno Barrada Jorge, Slow Cinema. Edimbourg, Edinburgh University Press, 2015 ; Emre Caglayan, Poetics of Slow Cinema. Nostalgia, Absurdism, Borerom, London, Macmillan, 2018). Dans le domaine des études cinématographiques en France, les travaux de deux chercheurs ont permis d’en préciser et d’en renouveler l’idée : Antony Fiant, Pour un cinema soustractif, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2014, et Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 20015.