L’interruption narrative dans les œuvres
d’Hélène Cixous

- Anicet Modeste M’besso
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D’autre part, « tuer le temps » désigne ce autour de quoi nous tournons depuis un instant, c’est-à-dire l’interruption narrative en elle-même, mais qui n’est pas sans rapport avec le corps de la mère malade et fragilisé par la cortisone. C’est, en effet, pendant « le temps de l’oignement quotidien » [46] qui, d’ailleurs, se déroule dans un silence religieux propice à l’évasion, que la narratrice s’évade en rêverie.

Eve s’évade. La Ruine et la vie, dans le même ordre d’idée « tue » aussi le temps en le ralentissant par la suspension narrative et l’intégration de récits oniriques et de fresques. Revenons sur le titre pour nous focaliser sur le verbe « s’évade » conjugué au présent de l’indicatif. Il insiste sur une « dilatation de l’action du verbe » comme le souligne Maribel Peñalver Vicea. Mais au-delà, ce verbe évoque la fuite du temps et de la prison qui retient cette mère. A ce propos, Le Rêve du prisonnier convoqué dans cette œuvre n’est pas anodin car il souligne l’évasion d’Eve par le biais du rêve. Ainsi que le souligne la narratrice « Selon Freud, Le Rêve du prisonnier ne peut avoir d’autre contenu que l’évasion (…) tout rêveur est un prisonnier qui s’évade » [47].

L’œuvre débute par une scène essentielle que la narratrice voit et qu’elle identifie à « la Nouvelle Vie » [48] en raison du brusque changement de sa mère Eve en Omi, sa grand-mère. Dans cette « Nouvelle Vie », le sujet narrateur s’apercevant dans une « Vision Vraie » [49] que sa mère, « maquillée d’éloignement » [50], est « en voie d’omification » [51] ou peut-être de momification, s’enquiert de l’état de santé de celle-ci pour savoir si tout va bien. « Est-ce que ça va Maman ? » [52] dit-elle précisément, pendant que cette dernière prend son petit déjeuner. Ce à quoi, après deux pages de monologue intérieur de la narratrice, qui suspendent la réponse attendue de la mère, cette dernière répond : « Oui, ça va bien mafille, et toi tu as bien dormi ? » Juste à ce niveau, la narratrice interrompt le fil narratif par un rêve éveillé. En raison de la longueur de celui-ci qui suspend la scène initiale, l’on ne mettra ici en évidence que le lieu de l’interruption ainsi que celui où reprend l’interrompu.

 

« Oui, ça va bien mafille, et toi tu as bien dormi ? ». Son filet de voix crépicelle, trébuche, frise la cassure et d’un effort vibrant se hisse au mi.
Je perds du temps.
C’est une perte affreuse que je fais moi-même, en faisant tous les efforts
(…)
J’avais perdu du temps.
– Et toi mafille, tu as bien dor-mi ? La voix de ma mère se hisse de syllabe en syllabe, crisse sur chaque i raucit jusqu’à la dernière syllabe. Une fois au –mi, se repose. Pause. Phrase accomplie » [53].

 

Cinq pages environ interrompent la scène principale et dilatent le temps de l’intrigue. Pendant ce temps, rien ne se passe, aucune action n’a lieu « en réalité » sauf en rêve puisque la narration reprend exactement au lieu de sa suspension. La stase narrative souligne une double temporalité : celle de la narration interrompue et celle qui interrompt. La scène principale, pour rappel, a lieu à l’heure du petit déjeuner lorsque la narratrice s’aperçoit que sa mère est « omifiée ». La scène du rêve, elle, a lieu aux alentours de 8 heures puisqu’il faut être à 9 heures à « l’aéroportgare » (on ne sait plus s’il s’agit d’un aéroport ou d’une gare) et à 10 heures à Londres. Elle a donc sensiblement lieu au même moment : à l’heure du petit déjeuner. Mais elle concerne un voyage précipité à « Londres » que le sujet rêveur s’apprête à faire avec « La Rêve », un personnage féminin « enceinte » ayant pour sourire celui de la mère. Sourire qui, selon la mère, signifie : « il vaut mieux être vieux que mort » [54]. Dans le rêve, ce voyage, à Londres, a lieu, mais seule passe la « douane », après avoir rempli toutes les formalités, « La Rêve », c’est-à-dire la mère ; la narratrice, elle, ne retrouve pas sa « valise » et ne peut donc passer la douane. Bref. Dans cette stase pendant laquelle la narratrice « tue le temps » selon ses aveux « Je perds du temps /J’avais perdu du temps », elle tente de rejoindre sa mère « en voie d’omification » et anticipe ainsi sa mort prochaine à l’abri du rêve. C’est d’ailleurs sur une note de mort que s’interrompt ce rêve : « Tout est arrêté. Je compris que c’était une mort » [55]. Au-delà de cela, il est à remarquer que la scène de la réalité fictionnelle et celle du rêve se déroulant au même moment, comme mentionné plus haut, opèrent une superposition temporelle.

Que retenir en guise de conclusion ? La stase en tant qu’elle suspend le texte est pour l’écriture cixousienne une nécessité vitale. Tout le secret de son écriture, du moins dans ces deux œuvres, réside dans cette dialectique entre l’interrompu et l’ininterrompu. Cette dialectique qui souligne la suspension du récit cadre par le récit encadré, et vice versa, est perçue comme « une respiration », donc une nécessité vitale de l’écriture elle-même. A partir de cette dialectique incontournable du fait de son utilité, la dualité temporelle qui témoigne du circulaire et du réversible apparaît une fatalité de toute l’écriture fictionnelle de Cixous. Elle est l’autre nom du couple interruption-ininterruption, le pilier qui assure la survie de l’écriture. La stase narrative chez Hélène Cixous, du moins dans Hyperrêve et Eve s’évade, semble avoir pour objectif premier un ralentissement du temps, une suspension de la mort à venir.

 

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[46] Ibid., p. 26.
[47] Eve s’évade, Op. cit., p. 72.
[48] Ibid, p. 9.
[49] Ibid., p. 13.
[50] Ibid., p. 9.
[51] Ibid., p. 14.
[52] Ibid., p. 13.
[53] Ibid., pp. 16-21.
[54] Ibid., p. 20.
[55] Ibid., p. 21.