L’interruption narrative dans les œuvres
d’Hélène Cixous

- Anicet Modeste M’besso
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Fig. 1. M. von Schwind, Le Rêve
du prisonnier
, 1836

Fig. 2. P. P. Rubens, Cimon et Péro, 1630

« L’interruption » « est une respiration », dit la narratrice de Hyperrêve. Cette respiration, on la retrouvera constamment dans Eve s’évade qui, pour s’écrire, s’aide de trois images : Le Rêve du prisonnier [27] de Moritz von Schwind (fig. 1), Cimon et Péro [28] de Rubens (fig. 2) et « Le rêve de ma mère aux magnolias » [29] fresque mentale de la narratrice. Ces fresques intégrées à l’œuvre tout en participant du récit suspendent la narration. Prenons par exemple le chapitre intitulé « Freud ne rêve plus » et qui débute par le tableau de Moritz von Schwind dont le psychologue s’est servi en « 1916 » pour « illustrer sa conférence sur les Kindertraüme » [30]. Alors que la narration montre comment de la « poussière » le personnage Freud finit par être « terre » [31], elle s’arrête pour traiter de la narratricemontrant à sa mère Eve « une reproduction du tableau de Moritz von Schwind » [32]. Il s’en suit un échange qui tient du dialogue de sourds. La narratrice et sa mère tissent chacune leur récit de leur côté. La fille parle d’Enée tandis que la mère parle de « Monsieur Emile » si bien qu’elle « coupe le fil » [33].

Revenons à Hyperrêve qui, dès la deuxième page, met en scène un passage racontant le quotidien de la narratrice qui, après la mort de son « père le mort (…) habitait maintenant avant la mort de [sa] mère » [34]. Quotidien meublé d’« admiration », de « crise de caprices » « autour du pain » et « d’angoisse » [35] à l’idée de perdre cette mère et même de « perdre au-delà de la perte » [36]. Suivant ainsi le fil narratif, l’on s’aperçoit, soudainement, qu’il s’interrompt à travers cette annonce de la narratrice :

 

Ce n’est pas cela que je voulais dire pour commencer, j’abordai la première page quand le tapage a éclaté.
Je la reprends tout de suite. La page aurait commencé ainsi : je ne peux pas le nier, je n’arrêtais plus de penser au temps, tantôt au temps, tantôt aux temps, autrement dit je n’arrêtais pas de penser [37].

 

Le commencement n’est pas le bon, il ne convient pas, même s’il participe du récit. La narration aurait dû débuter autrement et concerner une réflexion sur le(s) « temps » déjà entreprise par la narratrice et qui la hantait. Il faut donc à la narratrice couper le fil de cette narration pour la reprendre là où elle s’était, auparavant, interrompue avant que ne surgisse le récit sur la vie quotidienne de la narratrice et de sa mère. Revenir à la pensée du temps qui, en effet, débute dès la première page de cette œuvre, si l’on s’en tient à ce fragment posté à l’entrée du récit, et qui dit de la mère Eve Cixous, alors soumise aux atteintes du grand âge, qu’elle est « le temps ».

 

C’était avant la fin, tu es le temps, pensais-je, le temps d’avant la fin. Je n’avais encore jamais vu une si fine splendeur. Soudain j’étais avertie que j’approchais le point, je vis que je voyais luire la vie. Il y en avait partout. (…) Et aussi dans les larges yeux de ma mère que l’âge met de plus en plus en avant. Tu es le temps lui dis-je. Lui me travaillait toute[38].

 

Ces différents extraits s’assimilent de fort belle manière au processus « inspiration-expiration » de la respiration. Réorganisons la structure narrative : il est d’abord question du temps : la métaphore de la mère qu’on désignera comme l’expiration en tant qu’elle est rejet du souffle ; cette expiration interrompue donne lieu à une inspiration, c’est-à-dire ce que la narratrice dit ne pas avoir voulu « dire pour commencer » ; inspiration qui à son tour s’interrompt pour laisser place à l’expiration, c’est-à-dire le temps auquel la narratrice n’arrêtait plus de penser. Le couple in/spiration-ex/piration correspond bien ici à la structure narrative dans la mesure où les préfixes in et ex ramènent respectivement au dedans et au dehors de la narration. Autrement dit à sa double temporalité.

 

« Tuer » le temps ou repousser la mort

 

Hyperrêve et Eve s’évade ont ceci de similaire qu’elles sont toutes les deux consacrées à Eve, la mère de la narratrice qui approche la centaine ; cette mère à propos de laquelle la narratrice d’Hyperrêve dit : « tu es le temps (…) d’avant la fin » ; à entendre aussi, par homophonie, l’infinitif du verbe « tuer » et sa conjugaison à l’imparfait « tuait ». Jeu homophonique, pourrait-on penser en secret, mais qui, justement, trouve tout son sens ici. Il s’agit, en effet, pour les narratrices de ces œuvres, de prendre soin de cette mère très âgée et dont la peau malade et datée figure le temps ; ce flux qui passe et qui va vers celui « qui allait arriver, celui qui viendrait » [39], c’est-à-dire sa mort prochaine ou, pour citer la narratrice de Hyperrêve, « l’Interruption Ultime ». C’est cette marche du « temps » et sa future conséquence inévitable, devenues une sorte de prison à la fois pour Eve et pour sa fille que la narratrice cixousienne n’a de cesse d’interrompre par des rêves et des psycho-récits. Tout l’enjeu de ces fictions est de « tuer le temps » [40] « d’avant » la mort de la mère, comme on le dit dans la langue française, pour éviter l’ennui et l’angoisse. Mais attention, le « temps » étant la métaphore de la mère, il ne s’agit pas de « tuer » cette dernière, mais le temps qui la conduit là d’où elle ne reviendra plus.

Dans Hyperrêve, c’est Eve qui de façon inattendue révèle cette propension qu’a sa fille à « tuer le temps ». Lorsque celle-ci lui dit : « Tu es le temps », la mère ayant entendu tout autre chose, lui rétorque :

 

Qu’est-ce que tu as contre le temps ? (…) Moi je ne jette rien. Le temps c’est quand on n’a rien à faire qu’on cherche à lui faire passer l’arme à gauche. A mon âge ça ne m’est jamais arrivé d’avoir envie de tuer le temps. C’est dommage de le jeter [41].

 

« Tuer le temps » ou « lui faire passer l’arme à gauche », c’est le moins qu’on puisse dire de l’activité de la narratrice, à la suite d’Eve. Mais la chose est bien plus complexe, car « tuer le temps » désigne deux réalités différentes. D’une part, il désigne l’« oignement » quotidien à la cortisone, pendant lequel la narratrice soigne, répare et restaure la peau de sa mère victime de l’effet et des assauts du temps. Elle soigne sa mère « en effaçant » les traces du temps et donc en suspendant la mort prochaine. A ce propos, elle dit : « Je commence toujours par l’épaule droite de dos, donc pas du tout comme si j’écrivais de gauche à droite sur ma feuille, mais sur la feuille de ma mère en effaçant » [42]. Des pages plus loin, elle nous dit ce qu’elle fait précisément en oignant la peau malade de sa mère : « Je fais des joints, je cherche à refermer, à murer les fentes et les crevasses, à enduire sa surface, à calfeutrer » [43]. Ce faisant, elle tente de suspendre temporairement l’effet du temps et donc le vieillissement ainsi que la mort à venir d’Eve. C’est bien ce que remarque Régine Detambel lorsqu’elle écrit : « chaque matin, sous les mains d’Hélène, la mère s’engendre. Elle devient invieillissable, inusable, inaltérable. A chaque jour, sa suture heureuse. Le corps de la mère sécrète et additionne des bonheurs » [44]. Suspendre, non pas pour guérir car cette maladie ne se guérit pas, mais pour retarder au maximum l’inévitable, quitte à fragiliser encore plus la mère ainsi que le souligne la narratrice dans cet extrait assez touchant.

 

Je fais la chasse aux crevasses. – on ne devrait pas utiliser de la cortisone à si forte dose dit mon frère, cela fragilise, cela fait courir de gros risques à maman. On ne peut pas ne pas utiliser la cortisone, on doit fragiliser maman pour la garder en vie la fragiliser, fragiliser la vie pour la garder (…), le temps menace et je regarde avec angoisse l’abîme des prochains mois. Si je ne fragilise pas ma mère une ribambelle de chancres semblables à des démons va se glisser par toutes les fentes et replis (...) « On peut toujours perdre autrement » [45]

 

« Fragiliser » la mère, c’est aussi d’une certaine manière fragiliser le temps, le rendre instable, frêle et mouvant, le ralentir dans sa course vers l’avenir.

 

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[27] Hélène Cixous, Eve s’évade, Op. cit., p. 62.
[28] Ibid., p. 82.
[29] Ibid., p. 178.
[30] Ibid., p. 72.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 77.
[34] Ibid, p. 12.
[35] Ibid.
[36] Ibid., p. 13.
[37] Ibid.
[38] Ibid., p. 11.
[39] Hélène Cixous, Eve s’évade, Op. cit., p. 9.
[40] Hélène Cixous, Hyperrêve, Op. cit., p. 110.
[41] Ibid.
[42] Hyperrêve, Op. cit., p. 27.
[43] Ibid., p. 41.
[44] Régine Detambel, « Eve ou l’endurance selon Cixous » dans M. Boyer-Weinmann, (dir.), Vieillir, dit-elle : une anthropologie littéraire de l’âge, Seyssel, Champ Vallon, « Détours », 2013.
[45] Hyperrêve, Op. cit., p. 109.