Le Petit hérisson dans le brouillard de
Youri Norstein : les distensions narratives
du puisatier, du taupier et du randonneur

- Patrick Barrès
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Enfin, Youri Norstein conçoit une narration élastique, en correspondance avec le motif du randonneur. Le récit s’autonomise dans la séquence du brouillard, caractérisé par des tensions aux plans topographique, plastique et plasmatique, entre le plan resserré sur le hérisson ancré au sol et la masse cotonneuse du brouillard, entre le régime intensif des éléments de texture et le régime réflexif du blanc lumineux, entre les marques distinctives du hérisson et le gonflement des figures animales. Cette séquence met en image les troubles intérieurs du petit animal, entre les images rassurantes (le cheval blanc, le chien et son maître) et celles qui le hantent (la chauve-souris par exemple). Elle nous le présente en situation de veille, dans un moment où entrent en conflit le temps présent et l’activité de la mémoire, l’expérience du réel et le surgissement d’autres scènes. Elle accomplit le travail du fantasme qui alimente selon Roland Barthes le « petit roman de poche » (le balluchon n’est pas loin !) :

 

le fantasme me plaît parce qu'il reste concomitant à la conscience de la réalité (celle du lieu où je suis) ; ainsi se crée un espace double, déboité, échelonné, au sein duquel une voix (je ne saurais jamais dire laquelle, celle du café ou celle de la fable intérieure) (...) se met en position d’indirect : quelque chose se tresse, c'est, sans plume ni papier, un début d’écriture [19].

 

De retour à la table de jeu de l’analyste de l’art, je propose pour conclure de déplier les cartes de ces territoires de fiction.

 

Premier pli : le bruit qui court.

Cette étude a porté sur la mise en évidence de motifs poétiques liés aux accidents de parcours du hérisson, introduits par des angles morts, des points aveugles et des temps suspendus dans le cours du récit. Avec leurs notes chaotiques propres, ces motifs constituent une sorte de bruit de fond ou un bruit qui court, suivant une logique de la trace [20]. Ce bruit de fond altère le scénario quotidien du comptage des étoiles (l’activité à laquelle se livrent le hérisson et l’ourson), en lui substituant de nouvelles « unités de conte », en multipliant les postes d’observation du ciel étoilé : le ciel étoilé en reflet dans le plan d’eau épié depuis le creux de l’arbre ou recherché au fond du puits, le milieu de cristal en développement dans le sous-bois, la rencontre des météores dans la brume. Au bout du chemin, le hérisson rejoint le refuge de l’ourson et participe enfin au rituel dédié à l’observation du ciel étoilé dans un dispositif cadré par les éléments d’architecture et suivant un alignement des planètes qui fait se rencontrer le ciel étoilé et le vol des lucioles juste au-dessus du foyer.

 

Deuxième pli : le « hors là ».

Il n’est plus question dans ce film de la recherche d’une énième dimension ou de l’affirmation a contrario d’une image ramenée à ses constituants, à son médium, mais plutôt de la visée d’un monde hors sol et hors ciel. Celui-ci délaisse la ligne de terre au profit des sous-sols, des entresols et de ce que l’on pourrait appeler des « outresols » [21], des lieux tiers qui explorent les constellations du ciel dans le creux de la mare ou dans un bouquet de lucioles. Le film redistribue finalement les lieux sur le modèle du « hors là », tel que l’a conceptualisé Michel Serres lorsqu’il définit à partir d’une « cartographie du récit » une topologie, des « opérateurs de flexion » : « sortir de la maison, tra-vers-er l’enclos ou le jardin qui l’entoure, franchir la porte qui donne sur l’extérieur, exigent la plus fine attention à ce qui se passe en ces lieux saturés de petits faits raffinés » [22].

 

Troisième pli : le cinéaste potier.

En cinéaste potier, Youri Norstein a modelé et distribué ces moments cinéstasiques en utilisant tous les ressorts du cinéma d’animation, suivant une poïétique et une poétique de la tresse [23] qui font concourir les paramètres de la verticalité, de l’horizontalité et de l’oblique, et qui réunissent autour de différentes visions, minérales et météorologiques, les figures du puisatier, du taupier et du randonneur. Elles nous invitent alors (ceci constitue probablement le projet esthétique de Norstein), à partir de ces mêmes figures, à porter un regard « à l’aveugle » sur le film ou à adopter une sorte de balancement certainement fertile entre deux feux : « les yeux grands ouverts » et « aveugles en même temps ». Ces expressions, empruntées au photographe Seton Smith, font référence à des conversations entre le photographe et l’historienne de l’art Catherine Grout [24]. Les deux pôles se rejoignent. « Les yeux grands ouverts » peuvent être considérés comme une disponibilité à accueillir une vision dans une forme de dessaisissement. La « conduite à l’aveugle » constitue une voie d’entrée privilégiée dans l’œuvre, suivant de nouvelles modalités perceptives et suivant nos humeurs, une fois débarrassés des lignes de code et de conduite.

Il s’agit alors « d’inquiéter le voir » comme le suggère Georges Didi-Huberman, en caractérisant le « lieu dialectique » d’une boîte noire (elle est ici le creuset de la cinéstase). Elle est considérée comme le lieu de « l’indécision », celui où « se joue perpétuellement une verticalité et une horizontalité » (une sorte de pédogénèse, caractérisée par le « mode de formation et d’évolution des sols »), mais aussi celui qui impose un « enchaînement d’images » [25], nous faisant traverser des constellations et croiser tout un bestiaire (des animaux jusqu’à ce « quelqu’un » à la fin du film). Enfin, il est ce lieu qui manifeste une « théâtralité des relations » : le cinéaste dans l’atelier, des poussières d’étoiles au bout du chiffon ; le hérisson dans la boîte en état de choc ; le spectateur aux prises avec le blank (le vide, le silence) et le blind (le point aveugle) [26].

 

Quatrième pli : le credo du créateur.

Nous pouvons sans doute éclairer, au terme de cette analyse, le projet de fond de Norstein. Il revient à combiner les artifices de scène (les miroirs, les trous noirs, les opacités blanches et l’eau courante) et à démultiplier les formes narratives (à étages, à tiroirs et élastiques). Le cinéaste d’animation endosse lui-même les panoplies du puisatier, du taupier et du randonneur. Il interroge l’acte de création cinématographique, en retournant l’œuvre sur elle-même, développant une poétique à partir des ressorts poïétiques du trouble, de l’instable et de l’indéterminé.

 

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[19] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 105.
[20] L’histoire relate le cheminement du hérisson pas à pas, avec ses trous noirs et ses trous d’air en signe de rupture dans la continuité du trajet, suivant une logique de la trace plutôt qu’un modèle de trame. La trace demeure aux prises avec les circonstances de terrain. Ses vires et dérives, instauratrices de motifs variés (considérés comme des manifestations troubles à la ligne directrice narrative) sont propices à l’émergence des cinéstases. La trame quant à elle resserre, régule et coordonne les différents motifs autour d’un même schème compositionnel.
[21] Ce terme est à même, suivant l’association des deux termes « outre » et « sol », de traduire les potentialités créatrices du sol lorsque celui-ci constitue le lieu d’émergence ou de résurgence, au travers de ses reflets de surface ou de ses strates matériologiques, de phénomènes météorologiques ou de figures en tous genres. Il fonctionnerait à ce titre sur le modèle de l’outrenoir caractéristique de l’œuvre peinte de Pierre Soulages (le développement d’un monde de lumières à partir de la mise en travail et en vue d’un noir matière).
[22] Michel Serres, Atlas, Paris, Julliard, 1994, p. 71.
[23] Celle-ci commence pas le balluchon noué, accessoire clef que le petit animal transporte d’un bout à l’autre, égare puis récupère en cours de route.
[24] Catherine Grout, L’Emotion du paysage. Ouverture et dévastation, Bruxelles, La Lettre Volée, 2004, pp. 79-83.
[25] Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 79 et p. 94.
[26] Il s’agit aussi d’un jeu entre le blank et le blink, suivant la référence au film Blinkity Blink de Norman McLaren. Comme l’écrit Hervé Joubert-Laurencin, « chaque incision sur le blank (le vide, le vierge, le profond, le silence…) est un blink (clignement d’yeux, clignotement, battement des paupières, rayon…) et chaque blink, produit immédiat d’un geste graphique répondant à une impulsion intermittente du corps, s’imprime à la projection, via l’écran noir (blank) sur le corps des spectateurs, trouant l’obscurité de la salle » (Hervé Joubert-Laurencin, La Lettre volante : quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, p. 54).