Le Petit hérisson dans le brouillard de
Youri Norstein : les distensions narratives
du puisatier, du taupier et du randonneur

- Patrick Barrès
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Fig. 4. Y. Norstein, Le Petit hérisson dans
le brouillard
, 1975

Fig. 5. Y. Norstein, Le Petit hérisson dans
le brouillard
, 1975

A la différence du puisatier qui quête le ciel étoilé au fond du puits, le taupier explore les galeries et les tunnels, soulignant leur part d’ombre. Il s’enfonce dans un monde sans issue, où le noir absorbe tout, avec pour seule puissance de révéler les ombres passantes et de faire émerger le cristal de la roche dans ses multiples éclats, marquant ainsi l’opposition avec le puits qui, lui, ouvre sur des mondes célestes, invente des mondes de lumières. Le sous-bois, replié sur lui-même et sur ce qui lui donne forme, restaure d’une certaine manière la caverne de Platon ou bien traduit une sorte de taupologie, une « taupologie kafkaïenne » suivant par exemple la proposition de Bertrand Westphal avancée dans ses travaux sur la géocritique : « tu ignores quelle est la forme géométrique du terrier. L’édifice est labyrinthique, mais il est censé obéir à une vision d’ensemble pratique, réaliste, étrangère aux errements oniriques. On y bifurque, certes, mais on n’y divague pas. Plutôt que d’errements, la taupe parlerait d’affairement » [13].

L’entrée en matière dans la zone de brouillard peut se comprendre pour le hérisson, suivant la posture du randonneur, comme une chasse à randon, une course après la bête, une escapade hasardeuse (fig. 4). Michel Serres évoque cette expression dans Les cinq sens, en revenant à l’étymologie de « randonner » :

 

Dans le lexique ancien de la chasse, courir à randon signifiait forcer le gibier (…). Impétueuse, rapide, la course devait changer de direction souvent car la bête, par sautes brusques et imprévisibles, cherchait à dépister la meute. Les chiens pourtant relançaient sans cesse dans la bonne direction la musique (…). Randon (…) se partagea entre les langues française et anglaise. Dans l’une, randonnée finit par signifier une promenade un peu longue et difficile, dans l’autre, random, en souvenir de la course irrégulière et imprévue du gibier, veut dire hasard. (…) Les météores, les parages mauvais, les courants déviants font souvent de l’Odyssée une randonnée [14].

 

Le randonneur subit l’épreuve du cheminement à l’aveugle, immergé dans la brume et sous l’emprise de voisinages hostiles. La voix off donne le mot d’ordre : « et il se mit à descendre lentement de la colline, pour voir le brouillard de l’intérieur ». Le brouillard signe la clôture : il n’ouvre sur rien. Il est désigné comme une donnée météorologique, un nuage enveloppant. Le hérisson perd pied, subit l’assaut d’une feuille tournoyante dans le vent, le vol haché d’une chauve-souris et les apparitions fantomatiques de quelques animaux disproportionnés. Il reprend pied à la fin de la séquence, touchant avec l’extrémité de son bâton un nouveau puits de lumière.

 

Distensions narratives

 

Les distensions narratives résultent de dispositifs spécifiques, rapportés à chacune de ces figures du puisatier, du taupier et du randonneur. Youri Norstein conçoit une narration à étages, corrélée au motif du puisatier. Les topographies font circuler du milieu souterrain aux étoiles. L’investissement de ces différents combles, suivant la double étymologie de cumulus et de culmen qui évoque le puits sans fond et l’échappée météorologique, le trou noir de l’image et le « miroir aux nuages » [15], inquiète le « voir » au plan de la représentation, en même temps qu’il trouble le programme annoncé au début de la fable : « tous les soirs, le hérisson allait compter les étoiles avec l’ourson », déclare la voix off.

Ces séquences introduisent des motifs narratifs plus lâches, à forte charge poétique, des motifs étrangers à toute ligne de code, situés « aux combles de la représentation » comme l’a conceptualisé Louis Marin à partir du relevé de quelques marques d’excès ou de retrait dans la peinture, mais aussi à la mise en crise du plan cinématographique [16]. C’est ce qui se manifeste dans le film, dans les plans de ciel issus de différents médiums et assortis à des ressorts techniques en tous genres : l’image constellée animée de points de scintillement en dessin d’animation (fig. 5), la captation en prise de vue réelle d’un plan d’eau (un plan qui ondule sous le coup de patte du hibou) traité en stop motion, la photographie d’une plage noir d’encre sur une feuille de papier. Nous reconnaissons dans ce passage (comme dans ceux de l’exploration de l’arbre creux et de la chute dans la rivière) la conjugaison de plusieurs techniques, matériaux (le graphite, le papier, l’élément liquide) et médiums (graphiques, scénographiques, photographiques et cinématographiques), qui ont tous à voir avec le noir (dessin au noir, décor et stop motion « à la chambre noire », image en prise de vue réelle et ses contrejours). L’injonction faire le noir est adoptée par les cinéastes artistes investis dans une expérience renouvelée du dispositif de la boîte noire. Elle incite à déjouer les codes de la représentation pour instaurer du trouble au niveau des ombres, des échos et des reflets [17], pour assurer des glissements par rapport à la linéarité du récit et produire enfin des figures cinéstasiques : le noir du puisatier comme matière première du film et comme embrayeur de mondes, opérateur de clairs-obscurs (la traversée des ombres), de bruits sourds et répétés (un lointain écho), de blancs scintillants et réfléchissants (le plan d’eau en miroir déformant). Le passage du noir au blanc lumineux se comprend ici comme le moteur de la cinéstase [18]. Il se reconnaît par exemple dans le plan-séquence en contre-plongée qui se déploie depuis le tronc creux de l’arbre traité avec un noir profond jusqu’à ses ramures en plein ciel baignées de lumière. Mais cette ouverture vers le ciel ne traduit pas pour autant une échappée. Elle n’offre pas de salut au hérisson. Finalement, les points d’entrée et de sortie que constituent le tronc de l’arbre et ses frondaisons, demeurent sans issue. La gangue du tronc creux de l’arbre est oppressante et ses ramures envahissantes, réunies autour d’une fonction médusante ou pétrifiante qui fige l’animal en le ramenant au sol, jusqu’à ce que le ciel perce enfin et le jour pointe dans une fente du tronc.

Youri Norstein conçoit une narration à tiroirs, suivant aussi le motif du taupier. La vision minérale du sous-bois, qui participe à la mise en éclat de ce milieu en clair-obscur, fait aussi bifurquer les espaces et les temporalités, transformant la configuration tunnel en un labyrinthe, instaurant une ambiguïté quant à la trajectoire du hérisson dont on ne sait pas très bien s’il avance ou s’il recule, s’il file droit ou oblique. La séquence dans la rivière fonctionne de la même manière. Le dispositif tient ici de la narration à tiroirs, en permettant à des récits de circonstance de s’enchâsser dans l’histoire. Ce sont des récits seconds, en repli dans des tiroirs secrets, aux prises avec le tissu labyrinthique, supportés par la fréquentation de territoires de l’intime : le sous-bois et la rivière dans lesquels s’expriment, dans un milieu feutré, un geste lent, le chuchotement de la voix, en contrepoint à l’écho assourdissant du puits.

 

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[13] Bertrand Westphal, La Cage des méridiens. La littérature et l’art contemporain face à la globalisation, Paris, Minuit, 2016, pp. 15-16.
[14] Michel Serres, Les Cinq sens, Paris, Hachette, 1998, p. 344.
[15] Cette expression évoque la tavoletta mise au point par Brunelleschi, déclaré comme le dispositif inaugural de la perspective artificielle à la Renaissance. Hubert Damisch l’emploie pour caractériser un corps étranger dans le dispositif, le reflet d’un morceau de ciel en marge de la construction perspective : « Brunelleschi avait à tenir compte, à faire état du lieu où s’imprimaient les murailles figurées en perspective, il avait recouvert la partie correspondante du panneau d’une surface d’argent bruni où se reflétaient l’air et les cieux réels, et de même les nuages qui s’y laissaient voir, poussés par le vent, quand celui-ci soufflait » (Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, p. 169). Le « miroir aux nuages » ne piège pas le regard. Il libère la vision du cadre de la perspective et favorise une exploration des lieux sans filet. Il constitue pour le hérisson du film de Norstein, en marge de la « fenêtre ouverte sur le monde » (en référence à Alberti), une voie d’accès à un autre monde. La cinéstase pourrait alors se définir comme l’émergence d’opacités.
[16] Cette tension est soulignée par Louis Marin dans un article sur la question des marges de la représentation. Il explore dans la première page les ouvertures conceptuelles que livre l’étymologie de « comble » (cumulus, culmen). Louis Marin, « Présentation et représentation dans le discours classique : les combles et les marges de la représentation picturale », Le Discours Psychanalytique, n° 17, décembre 1985, pp. 4-13.
[17] Nous renvoyons à ce sujet aux « doubles de proximité » définis par Clément Rosset dans Fantasmagories, Paris, Minuit, 2006, pp. 59-61.
[18] Selon Philippe Ragel, le « noir cinéstasique » est en effet un motif qui ne va jamais seul. Comme le « battement du pouls de la nuit » (Tanizaki), des rais de lumière souvent l’accompagnent, mettant « en mouvement le fond noir stable et immobile », tels des « flashs d’illumination au milieu d’une incertitude totale » (Le Film en suspens, Op. cit., p. 74).