Les troubles « pho(au)tobiographiques »
de Francesca Woodman

- Emma Viguier
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Figs. 5. Fr. Woodman, from Angel
Series,
1977

Si Francesca Woodman travaille sur l’identité, avec une mise en jeu quasi constante de son propre corps, l’artiste montre bien que ce territoire est fragile et troublant, mais surtout, qu’il ne peut être fixé ou qu’il ne doit pas l’être. Par l’utilisation des longs temps d’exposition, de la lumière, par le flou de mouvement, par les divers jeux de la dissimulation, l’artiste cherche délibérément à paraître instable et énigmatique, et elle utilise justement ces effets pour mettre en question la capacité de la photographie à saisir et à dire le sujet. En devenant un corps perturbateur à l’intérieur même des images, l’artiste rend incertaines les limites imposées par le médium photographique qui, par principe, fixe, solidifie, authentifie, voire écrase et met à mort. Parce que la photographie paralyse ; elle encrypte. Pour Rosalind Krauss,

 

Everything that one photographs is in fact « flattened to fit » paper, and thus under, within, permeating, every paper support, there is a body. And this body may be in extremus, may be in pain [34].

 

Par sa prise, par sa coupe dans l’espace et dans le temps – le cut –, la photographie condamne à mort. La prise d’image est prise de vie : « Avec la Photographie, nous entrons dans la Mort plate » [35], écrit Roland Barthes. « La Vie/la Mort : le paradigme se réduit à un simple déclic, celui qui sépare la pose initiale du papier final » [36]. La photographie semble être un voyage au pays des Morts d’où le sujet ne revient jamais. Elle est thanatographique. Dans cette optique, nous sommes bien loin du manifeste photobiographique de Gilles Mora proclamant au contraire que la photographie est liée à la théodicée [37] de la vie !

Pourtant, c’est bien pour conjurer cette mort du sujet à l’œuvre que Francesca Woodman sème le trouble. Pour ne pas se faire écraser et encrypter par l’image, elle réintroduit du mouvement, des déplacements, de la profondeur et le passage du temps. Son corps est une puissance active, dynamique, qui vient, à l’intérieur de l’image elle-même, opérer de la confusion pour créer des échappées, pour « se donner de l’air », pour respirer (fig. 6). Finalement, par sa « fluctuance », sa « fuyance » photographique, elle montre et dit l’expérience de vivre, en ce qu’elle exalte « le devenir toujours imprévisible qui caractérise le vivant », écrit Serge Tisseron, témoignant « de l’infini flottement des choses, jamais tout à fait les mêmes, jamais tout à fait autres pourtant, toujours en transformation et donc toujours en devenir » [38].

« Se montrer permet-il de se dire ? » [39] Quel « récit de soi » dans ces mises en images de soi ? Dans le « récit » comme dans les images de Francesca Woodman, le soi est profondément mouvant, il oscille, il se montre et se cache, il se dévoile et se re-voile simultanément, il s’écrit, s’inscrit, adhère et s’échappe – et nous échappe comme elle s’est échappée, tragiquement, en sautant de la fenêtre de son appartement : On Being an Angel nous dit le titre de plusieurs photographies où elle joue à devenir un ange. Cependant, méfions-nous de ce « récit » mis en image, non pas rétrospectif (pour faire écho au pacte autobiographique), mais prémonitoire, dans le sens où l’artiste écrirait à l’avance son devenir en images floues et fantomatiques comme autant de symptômes visuels d’une lente dissolution de l’identité, de désespoir et de désordres psychiques, de la mort du sujet à l’œuvre. Bien sûr, le spectre de son suicide nourrit la majorité des approches de son travail [40] ; certain/e/s se plaisent même à concevoir que son suicide pourrait être l’achèvement logique (et pourquoi pas prémédité) de son exploration pho(au)tobiographique [41]. Au regard de sa mort, de son jeune âge, au regard de l’œuvre elle-même et du poids de nos sensibilités, de nos projections et fantasmes, la tentation est forte que d’envisager une sorte de devenir autobiographique des images tant son suicide fait désormais partie de son nom propre. Mais n’est-ce pas là une interprétation réductrice et artificiellement romantique ?

Finalement, plutôt que d’appréhender son œuvre au regard de sa mort, pensons-là plutôt du côté de la vie. La vie en ce qu’elle contient de fulgurance et de lumière, de fragilité et d’audace, de légèreté et de résistance, de devenir... La vie en ce qu’elle passe, en ce qu’elle bouge, en ce qu’elle produit, travaille, exalte, et en ce qu’elle est prise dans et au dedans d’une aventure photographique. Il faut vivre pour photographier et pour Francesca Woodman, il faut photographier, se photographier pour vivre, pour être pleinement soi, « pour devenir soi » dit-elle. Et cette aventure ne peut être qu’autoréflexive, interrogeant à la fois le médium, la pratique photographique en tant que telle et le « je » lui-même, son identité, sa présence, ses mouvements : « A bien des égards, le travail et la vie de Francesca étaient indissociables » [42], souligne son amie Betsy Berne. Francesca vit, pense ses images, expérimente son médium dans le temps et dans l’espace, performe la photographie, questionne son écriture de l’intérieur. Francesca s’explore, glisse, travaille et assume sa part de flou, de « fuyance » mais aussi de création, d’invention, de fiction. C’est ainsi qu’elle fait de la pho(au)tobiographie un territoire extensible et plastique, ô combien esthétique, dans lequel elle se cherche et se perd bien plus qu’elle ne se fige et se donne en récits et en images. Plasticité à la fois heureuse et indécise qui vise à saisir les traces de son impossibilité (ou son refus) à saisir quoi que ce soit. Tout à la fois photobiographique et phautobiographique, plus certainement pho(au)tobiographique au regard de l’imprécision de ces contours, l’œuvre de Francesca Woodman est avant tout photographique. Parce que, ne l’oublions pas, si la photographie aide à être soi, elle sert surtout à faire de l’art, à asseoir une démarche artistique, à créer des images, à définir une esthétique et à s’inventer (en figure de l’art). Alors l’artiste s’écrit en images troublées et se raconte troublante, définitivement insaisissable. Et c’est dans ces et ses troubles qu’elle nous emporte, nous affecte et nous fascine.

 

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[34] « Tout ce que l’on photographie est en fait “aplati sur du papier”, si bien que sous chaque feuille, à l’intérieur et au travers, se trouve un corps et celui-ci est peut-être à l’agonie, en grande souffrance ». R. Krauss, « Francesca Woodman: Problem Sets », dans R. Krauss, Bachelors, Cambridge, MIT Press, 1989, p. 166.
[35] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 145.
[36] Ibid., pp. 144-145.
[37] Nous engageons ce terme dans son sens métaphysique en ce qu’il révèle un projet qui cherche à donner une image et un sens à l’être et à sa vie. Nous référons également au texte de G. Gusdorf, « Conditions et limites de l’autobiographie » [1956], dans Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971, pp. 217-236.
[38] S. Tisseron, Le Mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Paris, Flammarion, « Champs », 1996, pp. 82-83.
[39] G. Mora, « Photobiographies », art. cit., p. 107.
[40] A l’exemple d’Helaine Posner qui soutient que son suicide aide à comprendre les sources et significations de ses autoreprésentations. Voir H. Posner, « The Self and the World : Negotiating Bounderies in the Art of Yayoi Kusama, Ana Mendieta, and Francesca Woodman », dans W. Chadwick (dir.), Mirror Images : Women, Surrealism, and Self-Representation, Cambridge, MIT Press, 1998, pp. 156-170. Voir aussi K. Hixson, « Essential Magic : The Photographs of Francesca Woodman », dans K. Hixson et H. Lux (dir.), Francesca Woodman: Photographische Arbeiten/Photographic Works, Zurich, Shedalle Zurick ; Munster, Westfalischer Kunstverein, 1992, p. 28. Kathryn Hixson écrit : « It is impossible to look at her photographs without a wrenching sympathy and a morbid fascination, looking for clues, inklings or premonitions that may evidence some reason for her decisive action (her suicide) » (Il est impossible d’appréhender ses photographies sans une sympathie déchirante et une fascination morbide, à la recherche des indices, intuitions ou prémonitions permettant de comprendre son action décisive – son suicide). Les théorisations seront, à n’en pas douter, toujours colorées par sa mort à l’image de l’inscription en grosses capitales blanches figurant dès l’entrée de sa rétrospective au Musée d’art moderne de San Francisco et au MoMA de New York en 2012 : « In 1981, at age twenty-two, Woodman commited suicide » (En 1981, à 22 ans, Francesca Woodman s’est suicidée). Voir C. Keller (dir.), Francesca Woodman, catalogue d’exposition, San Francisco, San Francisco Museum of Modern Art ; New York, D.A.P./Distributed Art Publishers, Inc., 2012. Enfin, la dernière exposition-rétrospective de l’artiste à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris en 2016 ne s’intitulait-elle pas « Devenir un ange » ? A. Tellgren (dir.), Francesca Woodman, Devenir un ange, catalogue d’exposition, Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris, Xavier Barral, 2016.
[41] P. Phelan, « Francesca Woodman’s Photography : Death and the Image One More Time », Signs, vol. 27, n°4, 2002, p. 999 : « Woodman found in her art a type of theater for the oscillating tension between the desire to live and the desire to die. Perhaps on January 1981, she found a composition that suited her, and she developed it into an act of suicide  » (Elle a fait de son œuvre une sorte de théâtre de l’oscillation entre désir de vivre et de mourir, peut-être qu’au mois de janvier 1981, elle a trouvé le moyen de poursuivre cette recherche et l’a concrétisée par son suicide).
[42] B. Berne, « Pour dire la vérité », dans Ch. Townsend, Francesca Woodman, Op. cit., p. 247.