Les troubles « pho(au)tobiographiques »
de Francesca Woodman

- Emma Viguier
_______________________________

pages 1 2 3 4
résumé

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email
« Se montrer permet-il de se dire ? » [1]

 

 

L’œuvre photographique de l’étudiante-artiste américaine Francesca Woodman est foisonnante, intense, sensible, mélancolique, insolente, profondément troublante. Dans la fulgurance de sa courte carrière – elle débute la photographie à l’âge de 13 ans et met fin à ses jours le 19 janvier 1981 à l’aube de ses 23 ans –, Francesca Woodman réalise plus de 800 photographies qui façonnent une œuvre résolument singulière et habitée. L’artiste, en effet, « habite » les images, indéniablement, de tout son corps, de tout son être. Elle habite, elle s’inscrit, elle s’écrit… A travers le langage intime de l’autoreprésentation photographique, à travers les spécificités du médium lui-même (trace, indice, pacte référentiel [2]), à travers le miroir, si insistant dans son œuvre, la jeune artiste ne cesse d’explorer l’expérience de la visibilité et l’écriture de soi photographique. Si la photographie est considérée comme un « marqueur biographique » [3], si elle partage certaines occurrences avec le genre autobiographique, il convient d’approcher l’œuvre de Francesca Woodman à l’aune d’un projet « pho(au)tobiographique », dont Gilles Mora et Claude Nori ont admirablement tracé les contours dans leur « Manifeste photobiographique » [4]. Pourtant, force est de constater que son territoire est flou et fragile : le « je » se dérobe en se montrant, disparaît en apparaissant, se voile en s’écrivant en images. Bien que photographiquement très présent – obsessionnellement présent –, ce « je » est saisi dans un vacillement indicible. L’opacité du sujet, de même que ses oscillations, ses incertitudes et sa « fuyance » sont étrangement au cœur de cette démarche d’introspection et de dévoilement de soi : peut-être est-ce là son « authenticité », voire sa vérité ? Avec Francesca Woodman, au dedans de ses images, dans son écriture photographique, à l’aide de ses propres mots et des mots des autres [5], il s’agira d’explorer ce trouble pho(au)tobiographique à l’œuvre, que la jeune artiste semble délibérément mettre en œuvre. Ce trouble est vertigineux. L’écriture photographique de soi n’en est que plus fascinante.

 

La photographie à l’épreuve autobiographique 

 

Le territoire autobiographique de la photographie trouverait dans le néologisme « photobiographie » une perspective heureuse. Ce néologisme formé par Gilles Mora et Claude Nori dans L’Eté dernier, Manifeste photobiographique, publié en 1983, témoigne de cette capacité prodigieuse qu’a l’appareil photographique (et le dispositif photographique en général), d’être une écriture de soi. Car, selon les auteurs, il nous faut constater à quel point la photographie – cette écriture de la lumière – est « intrinsèquement biographique » [6] et à quel point elle met le sujet en présence de lui-même, face à lui-même tel un miroir, devant l’exigence de sa représentation, devant le questionnement de sa présence au monde.

En effet, le « pacte référentiel » que le médium photographique suppose – cet « ordre fondateur de la photographie » [7] selon Roland Barthes –, manifeste une relation de contiguïté avec le réel. « Contingence souveraine » [8], la photographie est à la fois prise et preuve du réel : en elle, le « référent adhère » [9], et cette adhérence, propre au paradigme indiciaire, sous-tend un « certificat de présence » [10], gage d’authenticité et de vérité. En d’autres termes, la photographie, écrit Roland Barthes, « accomplit la confusion inouïe de la réalité (“Cela a été”) et de la vérité (“C’est ça !”) » [11]. Je ne puis le nier, c’est une certitude : la chose a bien été là devant l’objectif. Conjonction de réalité et de passé, image prétendue « vraie » à l’ancrage indéfectible, la photographie suggère un contrat tacite entre le photographe et le regardeur, contrat qui, de toute évidence, rappelle le « pacte référentiel » propre à l’autobiographie définie par Philippe Lejeune :

 

Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non « l'effet de réel », mais l'image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appellerai un « pacte référentiel », implicite ou explicite […] [12].

 

Mais allons un peu plus loin en glissant dans l’espace du « je », de « l’auto », sur son territoire, en ce qu’il vit, en ce qu’il agit, en ce qu’il saisit, en ce qu’il écrit. Si la chose, le référent a bien été, comme l’affirme Roland Barthes, le photographe y était aussi. La photographie est alors à comprendre comme un art non pas tant de la trace mais des traces [13] : trace du réel, trace du référent objectivée par la lumière, trace du passé, de quelque chose de passé – qui s’est passé –, mais également trace d’un acte, d’une expérience vécue, d’une présence à l’œuvre et au monde. Dans l’épaisseur de ces traces ou dans la « trace de tout cela à la fois » [14], pour reprendre la terminologie esthétique de François Soulages propre à la photographie, se distingue la prégnance du sujet photographiant dans l’expérience même de la pratique photographique. A ce propos, Philippe Dubois écrit :

 

Liée par sa genèse à l’unicité d’une situation référentielle, l’attestant et la désignant, l’image indiciaire aura pour effet général d’impliquer pleinement le sujet lui-même dans l’expérience, dans l’éprouvé du processus photographique [15].

 

La photographie est alors à la fois une trace du monde – ou plutôt d’un fragment du monde – et une trace du sujet photographiant dans l’éprouvé de l’être-au-monde. La photographie mettrait donc en lumière (sa condition d’existence) un instant épiphanique comme saisie et révélation autobiographique, l’expérience d’un sujet en relation avec le monde dans l’ici et maintenant. Le « Manifeste photobiographique » l’exprime en ces mots :

 

La vie et donc la photographie, ce sera des coups d’épiphanie, ces accélérations du présent où s’engouffrent et se résolvent nos attentes, notre passé, nos nostalgies et nos désirs. Mais contrairement à l’écriture, qui recompose dans le temps l’épiphanie par le texte, la photographie autorisera son appréhension dans l’instant de son occurrence (…). Notre épiphanie sera autobiographique toujours, n’étant pas le prolongement d’un réglage mécanique de l’œil, mais irradiation vers le monde par l’intermédiaire de l’acte photographique, véritable go-between actif entre le photographié et nous [16].

 

>suite
sommaire

[1] G. Mora, « Photobiographies », dans D. Méaux et J.-B. Vray (dir.), Traces photographiques, Traces autobiographiques, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, « Lire au présent », 2004, p. 107.
[2] Nous référons aux diverses acceptions de la photographie théorisées par Roland Barthes. Voir R. Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 120.
[3] G. Mora, « Photobiographies », art. cit., p. 110.
[4] Le « Manifeste photobiographique » fut originellement publié dans l’ouvrage de G. Nora et C. Nori, L’Eté dernier. Manifeste photobiographique, Paris, Editions de L’Etoile, « Ecrit sur l’image », 1983, pp. 10-15. Il a été repris dans l’ouvrage collectif Traces photographiques, Traces autobiographiques, Op. cit., pp. 103-106.
[5] L’œuvre de Francesca Woodman est photographique certes, mais elle appelle les mots. Les siens d’abord, car outre ses « écritures de soi en images », Francesca tenait un journal mêlant notes intimes, autobiographiques, et notes de recherche artistique ; journal réinvesti dans l’œuvre photographique elle-même puisque de nombreux fragments tiennent lieu de titres ou sont recopiés dans les marges blanches des tirages. Il y a aussi les mots des autres : les mots de son père, George Woodman, ceux de ses amies, Sloan Rankin et Betsy Berne, ayant accompagné son apprentissage photographique : mots qui explicitent sa démarche et mettent en lumière sa biographie ; il y a les mots des auteurs, des théoriciens de l’art, ayant écrit sur l’artiste ; il y a nos mots qui se nourrissent de tous ces autres mots, et qui en déploient d’autres ; et nous nous plaisons à imaginer qu’il y a les vôtres…
[6] G. Mora, « Photobiographies », art. cit., p. 109.
[7] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 120.
[8] Ibid., p. 15.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Ibid., p. 135.
[11] Ibid., p. 176.
[12] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1996 [1975], p. 36.
[13] Fr. Soulages, « La trace ombilicale », dans Traces photographiques, Traces autobiographiques, Op. cit., p. 21.
[14] Ibid. Nous référons également à l’ouvrage de Fr. Soulages, Esthétique de la photographie. La perte et le reste, Paris, Armand Colin, « Armand Colin Cinéma », 2005 (Nathan, 1998 pour la première édition).
[15] P. Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 76.
[16] G. Mora, « Manifeste photobiographique », dans Traces photographiques, Traces autobiographiques, Op. cit., pp. 105-106.