Une enfance en espace hybride :
Je me souviens Beyrouth
de Zeina Abirached

- Marie-Thérèse Oliver-Saidi
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Fig. 22. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

     

Fig. 23. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

     

Fig. 24. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

Les plans utilisés sont variés : les personnages sont souvent représentés en plans rapprochés poitrine ou mi-cuisse, avec parfois des gros plans de la tête notamment pour les enfants. Dans quelques plans d’ensemble, le personnage est vu en entier comme le père de Zeina écoutant avec elle de la musique (fig. 13 ). Plusieurs planches présentent curieusement des jambes ou des corps sans tête comme les institutrices durant la nuit à l’école, peut-être pour mettre en valeur l’ambiance agitée et les multiples cris. L’espace lui-même est souvent stylisé, réduit à un détail significatif comme une ligne ondulée pour évoquer les vagues d’un bord de mer. La traduction en noir et blanc des souvenirs permettrait aussi selon l’auteur d’instaurer une certaine distance protectrice tout en symbolisant la contiguïté entre périodes difficiles et instants joyeux. Le moment de détente exceptionnel au bord de la mer à Beyrouth-Ouest est ainsi mis en valeur dans une planche plus claire (fig. 10 ). Une autre ligne de force apparaît dans cet album : l’abondance des objets de toute nature, qui parsèment les vignettes : la série de minuscules voitures blanches stylisées d’où émerge la R12 noire de la famille coincée dans ces embouteillages, le panier du frère, ébauché en quelques stries noires et blanches, l’horloge dans un coin qui rappelle l’heure de dormir. Le regard aigu de l’auteure rassemble ainsi pêle-mêle différents types d’objets, ceux liés à la guerre, à la vie quotidienne difficile ou à l’enfance. Elle se contente parfois d’en suggérer juste une partie comme pour la carriole du marchand ambulant, un pot de fleur ou un paquet de cigarettes. Les voitures très nombreuses sont décorées de signes religieux ou de babioles diverses. Des gravats par terre signalent les destructions. Le dessin schématique stimule ainsi l’imagination du lecteur :

 

Le dessin est un moyen de capter ce qui disparaît. Après la guerre, c’était très compliqué d’obtenir des informations sur ce qui s’était passé…Personne n’a réussi à se mettre d’accord sur une version officielle de l’histoire du pays. Il s’agit donc de dessiner des histoires pour parler de la guerre, pour exorciser et pour comprendre [15].

 

Le bruitage

 

L’abondance des bulles de formes variées dans les planches instaure un dialogue très vivant entre les personnages. S’y rajoutent de multiples onomatopées qui évoquent l’univers bruyant de l’enfance et donnent l’illusion du mouvement et de la vie aux images statiques. L’arrivée du marchant ambulant et de son âne dans le quartier est accompagnée par de « clop clop » et « cling cling ». Les cris des enfants s’extériorisent en une pluie de « a a a a a », la danse dans le cliquetis « tichtik tichtik » de la jupe de Zeina. Le langage enfantin est lui mimé avec le « siteuplééé » du petit frère demandant la permission d’aller récupérer des éclats d’obus (fig. 15 ). Une grande planche évoque le « tchic tchic », le bruit spécial des cassettes que l’on secoue. Ce bruitage lui aussi contribue à animer l’atmosphère, en ponctuant à l’occasion le récit d’un fond musical auquel l’écrivaine [16] est sensible. Par ailleurs ces divers procédés sonores renforcent la fluidité du parcours narratif en facilitant la cohésion même de la planche et de ses cases.

 

L’élément sonore prend alors une fonction de suture, intervenant dans le processus de lecture. Par ces raccords, la planche ne se présente plus comme une continuité de fragments, mais comme une construction qui pousse l’esprit à percevoir les liens, à dépasser en dégageant l’unité de la planche et, avec elle, la possibilité d’un parcours [17].

 

La narratrice n’hésite d’ailleurs pas à intervenir au sein même de la case pour signaler une information ponctuelle : « moi », « ma cousine ». Ici ou là des mots d’arabe (parfois écrits en arabe) sont essaimés dans les vignettes et contribuent à la couleur locale : l’exclamation haram – quelle pitié ! – à propos de la famille qui a tout perdu dans un bombardement (fig. 22), inch’Allah (espérons)…Tous ces éléments de la poétique de l’auteure donnent lieu à des planches très esthétiques comme celle figurant sa première douche après la fin de la guerre avec trois cases verticales en noir ou en blanc qui évoque successivement le passé, le présent et le rêve (fig. 23).

 

L’humour sur soi et sur autrui

 

C’est une composante essentielle de cette BD qui contribue à alléger l’ambiance et reproduire avec finesse et poésie une certaine insouciance de l’âge enfantin. L’humour surgit dans l’évocation même de la guerre : les impacts de balles sont comparés à des petits pois, les éclats d’obus deviennent des jouets, un escargot rassemble les divers lieux de refuge. L’auteure se moque aussi gentiment de l’addiction libanaise à la cigarette : même les institutrices coincées dans le gymnase continueront de fumer ! Les deux coiffeurs sont présentés leurs ciseaux à la main comme des armes ! Comme les autres, l’écrivaine est soumise à cette approche : sa chevelure frisée devient même une sorte de personnage ! Un court métrage d’animation en 2006, Mouton lui avait d’ailleurs été consacré ! De même la myopie et l’appareil dentaire de l’écrivaine sont évoqués sans complexes ainsi que la tête consternante qui suit le massacre de ses cheveux. Une planche répartie en trois cases rassemble ainsi les étapes de cette déchéance (fig. 24). Dans L’Autobiographie en France, Philippe Lejeune évoquait la fonction protectrice de cet humour sur soi-même : « à la faveur du rire ou du sourire, le narrateur amène son lecteur à la sympathie pour l’enfant qu’il fut [18] », à mi-chemin entre l’identification et la distanciation. C’est en effet un des privilèges de la BD que l’auteur puisse s’y construire une image selon son goût, différente de sa photo, la stylisation instaurant une distance. La turbulence de Zeina enfant allège aussi l’atmosphère d’inquiétude lors des bombardements à l’école. A la fin de la guerre émerge aussi sa naïveté de découvrir que la rue où elle habite porte le même nom des deux côtés !

Les variations de perspective d’un opus à l’autre confortées par la plasticité de l’image soulignent ainsi ce que le récit autobiographique contient en soi d’aléatoire, de fluctuant en fonction de la mémoire du moment et finalement d’imaginaire. Cependant, comme le soutenait Catherine Mao :

 

Le processus de l’autoreprésentation a partie liée avec tout un travail de reconstruction : il convient de se fabriquer un visage que d’autres vont reconnaître. Par le truchement de ce personnage, c’est la puissance de l’imaginaire commun et médiatique, la force du fantasme culturel que l’on invoque [19].

 

L’intime rejoint ainsi le collectif et l’histoire comme chez Perec. L’écriture constitue une forme de catharsis [20] adressée à autrui comme à soi pour évacuer les souvenirs douloureux. Toutes ces expériences évoquées par la BD furent partagées par nombre de Beyrouthins à l’époque. D’où le succès des albums de l’écrivaine qui rencontrent un public varié – libanais ou pas – sensible à cette remémoration très personnelle. Lorsque à la fin de la BD en 2006, Zeina, jeune femme est installée à Paris, le grondement d’un orage la renvoie immédiatement aux bombardements de son enfance et exacerbe son inquiétude pour sa famille restée à Beyrouth aux prises avec de nouveaux affrontements. Les cicatrices restent donc bien présentes même si c’est une pirouette finale qui conclura la BD : l’auteur affirmant sur la 4ème de couverture : « Je ne me souviens pas du dernier jour de la guerre ! ». Juste avant, le portrait géant de Perec et son encadré réitérant son attachement à l’écrivain n’annoncent-ils pas la fin du cycle de l’enfance clôturé de fait par cet album ?

 

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[15] Ibid.
[16] Zeina Abirached publiera un peu plus tard Le Piano oriental qui célébrera son ancêtre inventeur de ce type de piano, (Paris, Casterman, 2015).
[17] C. Mao, La Bande dessinée…, Op. cit., p. 358.
[18] Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Librairie Armand Colin, 1971, p. 102.
[19] C. Mao, La Bande dessinée…, Op. cit., p. 201.
[19] C’est d’ailleurs le nom d’un autre album de Zeina Abirached : Catharsis, Paris, Editions Cambourakis, 2007.