Une enfance en espace hybride :
Je me souviens Beyrouth
de Zeina Abirached

- Marie-Thérèse Oliver-Saidi
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Fig. 18. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

     

Fig. 19. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

     

Fig. 20. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

     

Fig. 21. Z. Abirached, Je me souviens, 2008

Architecture et style

Architecture

 

Comme son modèle Georges Perec, Zeina Abirached semble suivre une chronologie vagabonde dans son récit, au hasard des souvenirs ou de l’imagination. Les pages de l’album ne sont pas numérotées, la circulation de planche en planche semblant se baser sur tel détail du quotidien qui a frappé l’imagination enfantine. Cependant il semble possible de repérer un subtil cheminement de thème en thème associant de trois à cinq planches. Ainsi, les planches consacrées au contexte de guerre – nuit forcée à l’école, embouteillage de voitures, multiples départs forcés – sont entrelacées de vignettes ludiques. Les problèmes de circulation évoqués dès le début de l’album avec la voiture de la mère, le bus et le taxi sont suivis par un intermède de jeux : le livre des couleurs avec la mère et le feuilleton « Grindayzer ». Les vignettes sur les restrictions de kaz et de produits alimentaires semblent enclenchées par la panne d’électricité durant le feuilleton. Leur succède une nouvelle séquence de jeux avec la lecture du Petit chaperon rouge, les « K7 » et la chanson de Sabah. L’ongle très long de M. Georges, un signe de virilité au Levant, évoque immédiatement ceux de l’athlète Florence Griffith-Joyner qui envahissent toute la planche suivante (fig. 18). De même la confection détaillée d’un bateau en papier (fig. 19) est reliée au paquebot pris en 1989 par la famille pour aller se réfugier à Chypre comme beaucoup de Libanais chrétiens. Ainsi l’équilibre est maintenu dans la succession des planches entre rappels concrets de la guerre et séquences d’insouciance et de jeux. Cette souplesse dans la construction permet de passer brusquement d’un événement dramatique, la nuit au gymnase lors d’affrontements inattendus au gâteau confectionné pour l’anniversaire de la mère. Comme si la mémoire se livrait ici à une sorte d’autodéfense, le regard de l’adulte édulcorant le contexte traumatisant par nostalgie de cette enfance magnifiée.

L’après-guerre est aussi présent même si l’auteure avoue ne pas se souvenir de son début. Il est évoqué dès la couverture de l’album à travers la frise discrète qui circule au-dessus du titre, frise qui représente la reconstruction en cours de Beyrouth après 1991. Il est aussi annoncé par des allusions brèves au sein même du récit : les leçons de conduite données par M. Georges à l’auteure ou la persistance du père à mettre trop fort la musique. Il apparaît explicitement au dernier quart du livre avec le bonheur de prendre une douche, l’élargissement de la rue Youssef Semaani et la visite au centre-ville. La page blanche qui suit évoque la liberté retrouvée et le temps qui passe. Les planches suivantes montreront l’auteure adulte discutant dans un café avec une amie, puis, installée à Paris, ses angoisses persistantes durant les affrontements de 2006. Mais le message tendre lancé à ses parents vers la fin du livre (fig. 20) termine sur une note de complicité familiale.

 

Les divers types de planches

 

Les planches aux aplats noirs et blancs intensifient l’ambiguïté de l’ambiance à la fois douce-amère et son côté rétro. Leur organisation est très variée, pas de gaufrier, mais une mise en page multiple, parfois d’un seul tenant avec une grande image comme celle de la mère apprenant les couleurs à ses enfants (fig. 12 ). Plus souvent, la planche comporte deux, trois ou quatre cases horizontales de tailles diverses, séparées ou non par des encadrés. Cette disposition permet de mettre en scène la succession des phases d’une séquence ou d’instaurer un dialogue entre personnages. Des séparations verticales parfois décalées peuvent découper encore plus l’espace en confrontant deux temporalités comme lors de la visite au centre-ville où les divers souks énumérés par le père ne sont plus qu’un tas de pierres. Ainsi, selon la fantaisie de l’auteure, les cases peuvent être plus ou moins grandes, plus ou moins nombreuses, disposées de différentes façons, en jouant sur les contrastes. De nombreux encadrés situés en haut, en bas ou au milieu de la planche figurent comme la voix off de l’écrivaine pour préciser le contexte de l’époque ou ses sentiments d’alors. Le leitmotiv « Je me souviens » enclenche à plusieurs reprises de nouveaux détails tout en rappelant explicitement le lien avec Perec, et la distance instaurée par le temps écoulé. Les planche recèlent souvent un maximum de détails d’où une opposition forte entre ces planches très chargées et certaines, plus rares, dépouillées comme celle rappelant par deux falaises noires sur fond blanc la distance qui sépare Zeina à Paris de ses parents restés à Beyrouth (fig. 20). Figurent aussi quelques planches atypiques, toutes noires, sans cases avec parfois quelques décors de feuillages, de fontaines ou de jeux pour souligner un moment majeur : les divers départs de la famille en quête de refuge lors de sévères affrontements (fig. 21). La fin de la guerre sera soulignée à l’inverse par des pages toutes blanches.

 

Le dessin en noir et blanc

 

Dès ses débuts le graphisme de Zeina Abirached se caractérise par la sobriété du dessin souvent géométrique et stylisé, et par l’usage du noir et blanc en aplats. Formée à l’Académie des Beaux-Arts de Beyrouth, elle s’est ouverte à des influences variées : orientales avec la calligraphie arabe, l’encre de chine, les estampes japonaises, mais aussi européennes avec de nombreux auteurs de BD français ou belges comme Gotlib, Brétecher, Tardi ou Guibert... Elle confiera dans l’entretien déjà cité avec Voitachewski que ses principales influences sont Ici même de Tardi et Forest ainsi que L’Ascension du haut-mal de David B., deux ouvrages en noir et blanc. Elle reconnaîtra que dans son style graphique, « il y a sans doute certains effets dus au noir et blanc qui pourraient faire penser au théâtre d’ombre et aux marionnettes turques karagöz [13] ». A l’occasion d’un autre entretien, elle précisera l’influence de ces deux couleurs sur sa méthode de travail :

 

Ce qui est fascinant quand on travaille en noir et blanc, c’est que comme on ne dispose que de deux couleurs pour exprimer une idée, il faut porter une attention particulière à la composition de chaque case et à l’équilibre des cases dans la planche. Le moindre changement compte. Je fais souvent plusieurs essais, et j’éprouve parfois le besoin d’inverser les couleurs de certaines cases, une fois la planche dessinée [14].

 

Cette variété d’essais se retrouve dans l’abondance des petits détails qui différencient les planches même proches l’une de l’autre. Les formes utilisées sont multiples, le géométrique se croisant avec la courbe et l’ondulé. Les visages des enfants en témoignent. Ils sont présentés le plus souvent de face avec des détails significatifs : les grandes boucles de Zeina et les frisures moins prononcées de son frère, mais leur expression change en fonction de la situation : bouche pincée – un simple point – ou souriante, grande ouverte pour pleurer, yeux juste esquissés, souriants ou fixes, avec parfois des cils, tête droite ou légèrement penchée. Ils sont vus plus rarement de dos quand ils regardent la télévision ou lors des retrouvailles avec leur mère après la nuit passée dans le gymnase de l’école. Les voisins sont identifiés par des éléments caractéristiques qui permettent de les reconnaître facilement, notamment sur la couverture du livre : leurs moustaches sont toutes différentes : horizontale pour M. Georges, circonflexe pour le gentil Choukri, ondulée pour M. Challita, très courte chez M. Assaad le coiffeur. Le père, lui, a des lunettes. Peu de recherches dans l’habillement : M. Georges porte un tee-shirt à petits pois avec col évasé, Choukri un maillot rayé sans manche qui laisse voir ses bras poilus. Le père est le plus souvent en noir tout comme la mère, les enfants en blanc ou en noir avec parfois la tête de Goldorak imprimée sur leur maillot.

 

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[12] Z. Abirached, présentation de Mourir partir revenir Le jeu des hirondelles, site des éditions Cambourakis.
[13] Voitachewski, entretien avec Zeina Abirached, du9 l'autre bande dessinée, novembre 2011.
[14] Sbuoro, entretien avec Zeina Abirached, Sceneario.com, mars 2008.