De l’autobiographie à l’autofiction
cinématographiques : l’art du double je(u)

- Rémi Fontanel
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Fig. 4. Al. E. Green, The Jackie
Robinson Story
, 1950

Fig. 5. Fr. D. Lyon, The Bob Mathias
Story
, 1954

Le jeu de l’acteur s’impose ainsi comme une donnée essentielle dans l’étude du récit filmique qu’il soit de nature autobiographique ou biographique. Si je prends le cas du biopic [23], on sait combien l’acteur et sa performance sont essentiels au genre jusqu’à parfois solliciter la personnalité comme actrice de son propre rôle. On parle alors d’« autobiopic », soit d’un type de fiction biographique dont la narration repose sur la relation complexe qui s’établit entre la personne (son intimité et son statut de personnalité), l’acteur qu’elle est et le personnage qu’elle devient. Le terme « autobiopic » est d’ailleurs utilisé pour qualifier à la fois le film autobiographique (« autobiographical picture ») et la biographie filmée lorsque celle-ci convoque la véritable personnalité qui (re)jouera sa propre vie au sein de la fiction. Que l’on utilise ce vocable pour désigner une catégorie du biopic, alors même qu’il est plus évident de l’associer au seul genre de l’autobiographie, démontre à quel point l’acteur est important. Cette position actorale au sein de la fiction engage-t-elle pour autant la biographie filmée du côté de l’autobiographique ? En d’autres termes, l’autobiographie filmée peut-elle se penser à partir de l’acteur autant qu’à partir de l’auteur ?

(fig. 4) De The Jackie Robinson Story (Alfred E. Green, 1950) sur et avec le joueur de base-ball Jackie Robinson à The Greatest (Tom Gries et Monte Hellman, 1977) sur et avec le boxeur Mohamed Ali, les exemples d’autobiopics sont nombreux et pointent la prédominance des sportifs dont l’activité est liée à l’exploit physique ; je pense notamment à The Spirit of West Point, de Ralph Murphy (1947), sur et avec Felix ‘Doc’ Blanchard et Glenn Davis, tous deux All-American stars du football américain au sein de l’Académie militaire de West Point ; The Joe Louis Story, de Robert Gordon (1953), sur et avec le boxeur américain Joe Louis ; (fig. 5) The Bob Mathias Story, Francis D. Lyon (1954), sur et avec Robert Bruce Mathias, double vainqueur olympique (1948 et 1952) du décathlon. L’argument semble être le suivant : quelle autre personne, quel acteur pourraient être à la hauteur du champion et de ses prouesses sportives, de ce qu’il semble être le seul à pouvoir réaliser – même avec l’aide des possibilités qu’offrent la mise en scène et le montage ? On remarquera aussi le caractère symbolique de ces figures ; un choix qui s’explique par des contextes politiques particuliers (la guerre froide par exemple). Mais ce qu’il faut noter d’abord, c’est la neutralité du jeu déployé par ces personnalités. George Custen, auteur de la première étude consacré au genre biopic, Bio/Pics, How Hollywood Constructed Public History, a une formule qui résume fort bien la situation : « people are only playing themselves, and not acting » [24], ce qui signifie en d’autres termes que ces personnalités, ces acteurs qui n’en sont donc pas, se contentent de jouer sans performer. Ils ne performent pas, d’une part pour des raisons de compétences techniques, et d’autre part, parce qu’ils ne sont pas partie prenante de la mise en scène – je pense aux travaux de Luc Moullet au sujet de la politique des acteurs américains [25]. Ce sont plutôt des effigies, des citations voire des silhouettes à caractère politique dont les exploits ont, dans bien des cas, permis aux studios de véhiculer les valeurs patriotiques et populistes inhérentes à un certain cinéma américain. Dans de nombreux autobiopics, les personnalités ont écrit le scénario du film en s’appuyant parfois sur leur autobiographie littéraire. Mais cette position ne leur garantit pas une influence, même « de l’intérieur », sur la mise en scène (moyen d’une écriture et lieu d’une expression propre à l’auteur comme le défendirent les jeunes critiques et futurs cinéastes de la Nouvelle Vague, François Truffaut en premier lieu) ; une mise en scène qui encouragerait alors l’invention d’une identité soumise aux mouvements d’une possible reconfiguration et qui permettrait en somme de rouvrir l’écart si productif entre le modèle et sa représentation en images, écart qui va justement être au cœur du principe autofictionnel.

Avant la sortie du film Le Redoutable (Michel Hazanavicius, 2017) consacré à Jean-Luc Godard et à son virage politique de la fin des années 1960, l’acteur Louis Garrel (qui joue le rôle du cinéaste) déclara se méfier beaucoup du genre biopic car, selon lui, « travailler à partir d’un modèle, cela empêche l’imaginaire. Il faut donc remettre une distanciation pour pouvoir inventer et s’amuser » [26]. Cette distanciation participe d’ailleurs pleinement à la dimension comique du film. Plus encore, Louis Garrel prend ses distances avec ce qu’il a conscience d’incarner en règle générale… un « acteur autobiographique » [27]. Avec ce rôle, l’acteur se défait de son éthos actoral, se détache de sa propre image afin d’en fabriquer une autre : celle d’un cinéaste ou plutôt d’un artiste mais aussi et surtout celle d’un acteur (en ce sens que Jean-Luc Godard, l’homme, est aussi un « personnage ») [28]. C’est là l’idée de la narration du film d’Hazanavicius qui repose sur un enchâssement identitaire fondé sur le corps de l’acteur, véritable catalyseur « actofictionnel » de cette création biographique.

S’agissant de l’autobiopic, je citerais A Bigger Splash, de Jack Hazan (1974). Ce film met en scène le peintre David Hockney et ses proches dans leurs propres rôles. Ils interprètent des moments de leur propre vie et d’autres issues de leur imagination. Personne et en même temps personnage, acteur de sa propre vie et auteur de sa propre mise en scène, l’artiste britannique est au centre d’un film qui ne choisit ni le documentaire ni la fiction, mettant ainsi à l’épreuve l’intégrité du sujet. Et pour en revenir aux films dédiés aux sportifs qui ont été cités précédemment, il est évident que, contrairement à A Bigger Splash, leur narration n’est nullement ouverte à cette praxis autofictionnelle qui offrirait la possibilité à l’acteur de devenir l’auteur de sa propre fiction. Cette présence actorale n’est en fait le résultat d’aucun débordement, d’aucune invention de soi à partir de la révélation d’un « autre », toutes choses qui restent possibles lorsque le cinéaste décide d’habiter physiquement son film afin d’incarner celui qu’il est… et plus encore…celui qu’il pourrait ou voudrait être…

 

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[23] Le terme « biopic » est le résultat d’une addition de deux contractions : « bio » de « BIOgraphical » et « pic » de « PICture ». A cette expression est associée deux traductions françaises : « film biographique » (sur) et « biographie filmée » (de). Sur le sujet, je me permets de mentionner le numéro 139 de la revue CinémAction que j’ai dirigé : Biopic : de la réalité à la fiction, Noireau-sur-Condé, éditions Charles Corlet, 2011 ainsi que l’ouvrage de Raphaëlle Moine, Vies héroïques. Biopics masculins, biopics féminins, Paris, Vrin, « Philosophie et cinéma », 2017.
[24] « Ces personnalités jouent ce qu’elles sont, et ne performent pas » (ma traduction). G. F. Custen, Bio/Pics. How Hollywood Constructed History, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. 58 (pp. 55-60 pour le chapitre « In-Person Arowals of Truth »).
[25] L. Moullet, Politique des acteurs, Paris, Cahiers du cinéma, Essais, 1993.
[26] Dans l’émission La Bande originale, France Inter, 13 octobre 2016. Production et animation : Nagui.
[27] « Pour moi, c’est vraiment une "perf". Ce n’est ni de l’incarnation ni de l’imitation ce que je fais dans le film. C’est plutôt une marionnette que j’ai fabriquée. J’ai construit un truc inspiré lointainement d’un artiste que j’admire et qui serait comme une caricature burlesque de ce qu’il est au fond de lui. (…) Avant je faisais plutôt « acteur autobiographique » (« Garrel et lui », entretien avec Louis Garrel par Romain Thorel, dans Illimité, n°269, septembre 2017, p. 33).
[28] « Louis Garrel : Godard est un acteur », entretien avec Louis Garrel par Etienne Sorin, dans Le Figaro, 22 mai 2017, p. 31.