De l’autobiographie à l’autofiction
cinématographiques : l’art du double je(u)

- Rémi Fontanel
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Fig. 1. Maurice Pialat et Jacques Dutronc sur le tournage
de Van Gogh, 1991

Fig. 2. M. Piallat, Van Gogh, 1991

Fig. 3. Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France !, 2014

L’« autre » qui n’est plus « moi » est certes une identité nominale différente mais il est surtout, la plupart du temps, un autre acteur donc un autre corps, une autre voix, une autre présence, bref, une autre personne dont l’expression (élocution, démarche, morphologie, gestuelle, expressions du visage et postures) peut parfois pourtant pleinement soutenir l’idée d’un rapprochement d’ordre figuratif : Isabelle Huppert incarne Maud Schoenberg, personnage inspiré de Catherine Breillat dans son film intitulé Abus de faiblesse (2014) ; Jean Yanne est Jean (et non Maurice) dans Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) de Maurice Pialat, ce qui eut pour conséquence d’orienter l’acteur vers lui-même autant que vers le cinéaste qui inspira le rôle ; enfin, Jean-Léaud est le double de Jean Eustache lorsqu’il incarne Alexandre dans La Maman et la putain (1973). Dans tous ces cas, il serait possible d’étudier le transfert qui peut parfois s’opérer d’un corps à l’autre (de l’un invisible à l’autre au contraire bien visible). C’est ce qu’Alain Bergala a nommé « la contagion », processus qu’il désigne de la manière suivante :

 

Le cinéma a cette étrange faculté (…) à pouvoir enregistrer des effets de contagion qui ne sont pas forcément conscients, ni voulus par la mise en scène. C’est très clair chez Truffaut, Pialat ou Renoir. Très souvent, on reconnaît dans le corps de l’acteur, dans sa gestuelle – et surtout dans sa voix, ses intonations – la contagion du corps et de la voix du cinéaste. C’est très frappant dans Van Gogh où Dutronc, qui est pourtant physiquement très différent de Pialat, restitue de nombreux fragments prélevés sur le corps du réalisateur. A ce moment-là, où le mimétisme a joué par imprégnation, les acteurs ont été plus contaminés que dirigés, au sens classique de la « direction d’acteurs » [18].

 

(figs. 1 et 2) Au sujet de Van Gogh (Maurice Pialat, 1991), je préciserai que la contagion en question se produit dans le cadre du régime biographique, ce qui n’est pas anodin. C’est-à-dire que le cinéaste Maurice Pialat vient hanter le corps de son acteur Jacques Dutronc par le prisme de Vincent Van Gogh avec qui il partage un rapport particulier au monde (à la vie et à l’art) qui permet la construction de son éthos auctorial (Ruth Amossy [19] ; Dominique Maingueneau [20]). René Féret s’est d’ailleurs exprimé sur le sujet lorsqu’il a réalisé son film biographique consacré à Anton Tchekhov dont il se sentait proche à divers égards. « Le monde de Tchekhov fait résonner le mien. Ce que j’ai vécu alimente en creux le film et nourrit le jeu des acteurs » [21].

Mais qu’un acteur puisse avoir été « contaminé » par un cinéaste ne garantit en rien l’autobiographie car ce phénomène ne soutient pas le fait que l’acteur puisse être un possible co-auteur et qui plus est à son corps ignorant. C’est dans le cas d’un transfert émanant d’une conduite actorale tenue par l’acteur qu’il serait éventuellement possible d’imaginer ce processus comme une contribution à une démarche autobiographique. Pour revenir au film Qu’Allah bénisse la France, Marc Zinga, l’acteur, a construit son jeu en s’imprégnant d’Abd al Malik qui a donc supervisé ce travail. Cette médiation se formalise par une « voix-je », celle de l’acteur-personnage. Elle prend en charge des textes légèrement rappés du chanteur ; des textes qui ponctuent régulièrement le récit faisant du personnage un narrateur, statut qui le relie implicitement à l’auteur tant le spectateur est accompagné dans la création d’un transfert qui se fait ici sonore. Je pense à la scène qui suit la profession de foi ; elle accomplit la transformation identitaire du personnage (un « accouchement » comme le laisse entendre l’homme qui lui demande s’il a choisi son nouveau prénom). La musique démarre progressivement. Sa voix se superpose et porte le texte qui s’impose lentement. La diction, légère et finement rappée, n’est ni vraiment parlée, ni complètement chantée, les rimes faisant de ce passage une sorte de création personnelle et poétique (on assiste à la naissance du chanteur). Les images qui suivent proposent quant à elles la destruction par le feu d’une vie antérieure qu’il faut dépasser pour pouvoir avancer. (fig. 3) Les flammes s’associent aux visages, marquant visuellement le changement de vie (une sorte de transition naturelle qui revêt la même fonction qu’un fondu).

 

La littérature et la poésie allaient me téléporter, me télescoper dans un autre monde.
Je ne questionnais pas seulement tous ces grands auteurs, j’entendais littéralement leurs réponses.
Mais pour l’heure, je ne m’intéressais qu’à tout ce qui allait dans mon sens.
J’allais donc embrasser malgré l’Islam une autre forme de délinquance.
Binaire, je faisais comme si je n’avais plus peur puisque nous étions dans le vrai et les autres, dans l’erreur.
Les dealers que nous étions n’avaient désormais plus leur place puisque nous nous mettions à la prière.
Nous restions dans la musique mais il fallait que meure notre vie d’hier.

 

Comme le note Michel Chion dans La Voix au cinéma, il ne suffit pas qu’un personnage parle à la première personne du singulier pour que sa voix-off soit une voix-je. Il faut que sa voix se détache de son corps, qu’elle suspende le temps, qu’elle occupe l’espace de manière à ce que le spectateur ressente une forme de proximité et qu’il puisse s’y identifier jusqu’à sentir « la vibration du corps de l’autre ». Ce type de voix « vient hanter les images du passé que ses paroles suscitent » [22]. Dans Qu’Allah bénisse la France, cette voix joue justement ce rôle ; elle soutient l’élaboration d’une analyse rétrospective, d’une prise de recul du personnage, narrateur de sa propre histoire à travers la mise au passé ponctuelle du présent diégétique. C’est comme si le spectateur était convié à la naissance d’Abd al Malik, futur musicien et futur auteur du film, à travers la transformation identitaire progressive de Régis. C’est comme si ce dernier enfantait progressivement Abd al Malik et que l’auteur venait hanter l’acteur et positionner le spectateur comme un témoin privilégié de cette métamorphose.

 

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[18] A. Bergala, « La contagion », dans J. Aumont (dir.), L’Invention de la figure humaine. Le cinéma : l’humain et l’inhumain, Paris, éditions de la Cinémathèque française, « Conférences du Collège d’histoire de l’art cinématographique », 1995, p. 12.
[19] R. Amossy, La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, Presses universitaires de France, L’Interrogation philosophique, 2010.
[20] Parmi les écrits de Dominique Maingueneau consacrés à la question, voir notamment « L’éthos : un articulateur », COnTEXTES, 13 | 2013, (consultée le 28 février 2019).
[21] René Féret expliqua ce qui alimenta ce sentiment de proximité voire d’intimité : sa relation compliquée au père, son goût particulier pour les arts en général et le théâtre en particulier, son angoisse de la mort, ses origines modestes... Comme chez François Truffaut, l’acteur est le levier que le cinéaste mobilise afin de donner vie à son sujet et à l’univers de son récit (voir la page « Anton Tchekhov - 1890 » sur le site René Féret - 40 ans de cinéma, consultée le 13 juillet 2019).
[22] M. Chion, La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, Essais, 1982, p. 53.