Rejouer l’enfance, retourner les images,
renaître en cinéma : le pari autobiographique
dans L’Image manquante de Rithy Panh

- Olivier Besse
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Fig. 9. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Figs. 11 et 12. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Figs. 13 et 14. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Figs. 17, 18 et 19. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Donner corps à une absence de mémoire

 

Je m’intéresserai à présent au choix de la figurine, choix éthique, mais aussi pari esthétique radical, en tentant d’en observer certains des effets dans la mise en images du sujet. L’Image manquante réalise, en effet, la rencontre déroutante mais évidente entre un projet et une forme. Là où la reconstitution miniature à l’aide de jouets confinait parfois à l’artifice, la mise en scène de figurines apporte paradoxalement un surcroît d’humanité, et favorise l’adhésion du spectateur au dispositif mis en œuvre. La fascination exercée sur le spectateur provient peut-être, en premier lieu, du fait que les plans du film rendent compte d’une genèse et saisissent une métamorphose : les figurines sont créées par soustraction, modelées, peintes et s’acheminent vers une humanisation progressive, qui suggère en creux, la brutalité d’une déshumanisation (fig. 9).

Par leur apparence anthropomorphe et leur plasticité, ces idoles de glaise donnent matière à fiction [19]. A la fois informe et stylisée, la figurine s’ouvre à toutes les métamorphoses, toutes les projections. Ce corps en réduction, façonné, modelé dans la terre même des morts relève d’une forme de figuration magique et précaire. C’est enfin une image creusée, défigurée, porteuse de meurtrissures [20] (fig. 10 ). Dick Tomasovic, rappelant dans son ouvrage, Le Corps en abîme, le rapport troublant que la figurine entretient avec l’outre-tombe et le cadavérique, distingue deux de ses principes constitutifs, le stigmate – ce qu’elle porte en elle de traces de négativité – et le syndrome – ce qu’elle révèle et produit – en insistant sur ce pouvoir de contamination qui provoque une crise de l’image et une crise dans l’image [21]. Par son regard inaccessible, inerte, la figurine exclut toute interlocution ; tout en aimantant le regard, elle se donne à voir à distance, dans une altérité irréductible [22].

La mise en situation des figurines, leur disposition au sein du théâtre miniature de L’Image manquante rend possibles de multiples formes de réinvention de soi. La figurine se prête aisément à une forme de réduction symbolique ; elle opère la jonction entre le plan de l’Histoire et celui du mythe : la première apparition du narrateur sur scène de l’Histoire, sa « naissance négative » à l’état de figurine se résume ainsi à une posture prostrée, figée, référence à peine voilée au Cri de Munch. Au fil de la narration, la figure récurrente d’un Sisyphe enfant émerge progressivement des tableaux évoquant les travaux de force que le sujet prisonnier a dû accomplir dans les carrières de pierre (figs. 11 et 12). Proche du masque, la statuette saisit les émotions les plus archaïques, elle devient alors un « corps-archive » [23], témoignant de l’effroi indicible vécu par le sujet. Ainsi, à plusieurs reprises au cours du récit, lors de séquences qui correspondent à des moments de crise, la figurine de l’enfant-prisonnier est littéralement retirée puis disposée de nouveau dans le décor, dans une posture qui semble l’abstraire temporairement de la scène restituée (figs. 13 et 14). Le changement d’apparence renvoie à la scission du sujet qui, confronté à l’expérience de la Catastrophe, ne doit sa survie qu’à sa capacité à se replier dans l’imaginaire. La figurine joue alors le rôle de relais narratif, de témoin « acteur » de la scène vécue mais également d’objet cathartique (figs. 15 et 16 ). L’entreprise de réinvention de soi atteint enfin son expression la plus extrême, dans les séquences au cours desquelles le sujet accomplit, en image et par l’image, le désir de retrouver les siens. A la convocation des morts répond l’auto-inhumation symbolique finale (figs. 17, 18 et 19). Le dispositif plastique permet ici de figurer de façon exemplaire la dimension fantasmatique propre au récit de soi. Le décor miniature agit comme une surface de projection où finissent par se confondre scène autobiographique et scène thérapeutique. Un jeu de rimes visuelles et de surimpressions fait ainsi dialoguer décor restitué et document d’archive autour du motif traumatique de l’ensevelissement. Le motif, d’abord associé à l’évocation des travaux forcés dans les carrières, aboutit au point aveugle du récit : la fosse, le charnier, lieu irreprésentable, où le sujet choisit de faire disparaître son double d’argile.

 

Topographies mémorielles

 

Pour le survivant devenu cinéaste, la mise en images relève donc bien de la restitution [24], et non de la reconstitution ; contre le leurre de la simulation pseudo-réaliste, le dispositif visuel se donne à voir comme un artefact qui indique la part de subjectivité et d’imaginaire propres à l’écriture de la mémoire. Le décor se voit ainsi investi d’une fonction heuristique, il agit comme une prothèse de la mémoire, permettant au narrateur de réactiver ses souvenirs mais aussi au spectateur de s’orienter dans un paysage mental placé sous le signe de la désolation.

La progression suivie dans L’Image manquante est globalement chronologique et procède selon une succession de blocs d’espace-temps qui constituent autant d’îlots mémoriels reliés entre eux par une série de flash-backs. L’originalité du dispositif n’empêche pas le respect assez strict du schéma canonique de l’autobiographie qui correspond à l’arpentage du territoire de l’enfance, à partir d’un point d’origine. La maison – à la fois lieu fantôme et paradis perdu – forme le foyer autour duquel se déploie le récit. Au mouvement centrifuge de l’Histoire – à la déportation depuis la capitale Phnom Penh, a succédé l’éclatement du noyau familial – le cinéaste oppose le geste de reconstruction virtuelle par le dessin et le décor de ce cadre protecteur (fig. 20 ).

 

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[19] Façonner et « fictionner », ont, comme le rappelle Jacques Aumont, une origine commune : « Figura<fingo, qui signifie pétrir, modeler, façonner (en déguisant) et qui a donné des termes comme fictor (modeleur), effigies (portrait), et aussi fictio (façonnage, création, action de feindre – d’où fiction). La figure, c’est donc initialement le résultat d’une action toute matérielle, et même manuelle, exercée sur une matière inerte » (J. Aumont, L’Image, Paris, Armand Colin, 2011 [2001], p. 269).
[20] Ces figurines décharnées, travaillées par la mort sont hantées par un imaginaire spécifique, celui des camps de la mort, auquel certaines séquences du récit comme « la déportation de Phnom Penh », renvoient explicitement.
[21] D. Tomasovic, Le Corps en abîme, Sur la figurine et le cinéma d’animation, Aix-en-Provence, Rouge profond, 2006, p. 13.
[22] Le dispositif utilisé dans L’Image manquante, comporte des analogies saisissantes avec celui de la Compagnie théâtrale Hotel Modern pour le spectacle Kamp (2005) qui relève à la fois de l’installation vidéo et de la performance ; il repose sur un double niveau de spectacle : des figurines en argile placées au sein d’un décor miniature ; un écran géant qui reproduit les images filmées par les marionnettistes à l’aide d’une mini-caméra.
[23] S. Rollet emploie cette image à propos du dispositif mis en œuvre dans le film S 21 pour filmer les corps des témoins du génocide, victimes et bourreaux : « En enregistrant les mots et les gestes d’autrefois, répétés sans distance, la caméra fait apparaître un "corps-archive », qui garde l’empreinte de l’obéissance et peut la reproduire, mais dont la répétition n’historicise pas le vécu » (S. Rollet, Une éthique du regard, Op. cit., p. 238).
[24] Terme dont on soulignera, outre l’emploi topographique, la valeur juridique de réparation : restituer, c’est rendre ce qui a été indûment pris. Alors que la reconstitution entretient l’illusion d’une reproduction complète et transparente du passé, la restitution se donne à voir comme un geste de réactivation de la mémoire.