Rejouer l’enfance, retourner les images,
renaître en cinéma : le pari autobiographique
dans L’Image manquante de Rithy Panh

- Olivier Besse
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pages 1 2 3 4

Figs. 1, 2 et 3. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Figs. 4 et 5. R. Panh, Les Artistes du théâtre brûlé, 2005

Figs. 6 et 7. R. Panh, Le Papier ne peut pas envelopper
la braise
, 2007

Fig. 8. R. Panh, L’Image manquante, 2013

Le « je » s’énonce donc comme une figure déchirée, diffractée à travers diverses « tournures » [11] de mise en scène qui brouillent les données du pacte autobiographique, en même temps qu’elles révèlent le mouvement dialectique du récit, entre effacement et incarnation. Au sein de ce dispositif, trois procédés méritent une attention plus particulière.

1/ Le retrait du corps du cinéaste qui travaille à ne se rendre visible au sein de l’espace diégétique que de façon distanciée, par des effets de fragmentation et de flou (figs. 1, 2 et 3) : seul le générique de fin, sorte de « making-of » en rupture complète avec le récit montre le corps de Rithy Panh dans son intégrité recouvrée, dans la posture du filmeur qui a reconquis sa pleine maîtrise.

2/ L’omniprésence d’une voix off, par essence « incorporelle », insituable [12], fantomatique, qui est, en outre, ici déléguée à un alter-ego : Randal Douc, acteur franco-cambodgien, dont l’histoire familiale est également intimement liée à celle du génocide. Cette « voix-je » est à la fois celle d’un revenant et d’un récitant ; elle ne fait pas écho à un énonciateur unique, clairement identifié, mais est traversée, au fil du récit par d’autres voix (celles de l’enfant, avant et après la coupure de 1975, celles des disparus proches ou anonymes, celle, enfin, intériorisée et parodiée de l’idéologie khmère rouge).

3/ La fabrication d’un corps de substitution, d’un objet transitionnel [13] : la figurine de glaise, nommée, puis disposée au sein d’un espace construit à son échelle.

L’effet de dédoublement propre à l’autobiographie est ainsi amplifié par la multiplicité et l’hétérogénéité des modes de figuration et d’énonciation. La quête de soi, le retour vers les siens supposent le passage à un état impersonnel, une suspension du « je ». Le sujet doit, pour se raconter et se réinventer, emprunter les mots et la voix d’un autre et les chemins de la fiction.

A la hantise de la dissolution, réactivée en images par le motif symbolique du ressac et de l’engloutissement, le cinéaste oppose le pouvoir thaumaturgique de la création artistique : son geste relève de la performance – au sens théâtral et linguistique du terme – mais aussi de la partie ludique.

 

Avec de la terre et de l’eau
avec les morts, les rizières,
avec des mains vivantes,
on fait un homme.
Il suffit de pas grand-chose.
Il suffit de vouloir.
Son costume est blanc, sa cravate sombre.
Je voudrais le tenir
contre moi.
C’est mon père [14]

 

Le narrateur s’en remet ainsi à une parole agissante pour rappeler, recréer un monde disparu, incarné par la danseuse Apsara, icône d’un cinéma populaire cambodgien détruit par le régime. Le dispositif mis en scène passe par le corps – la main du sculpteur ou de l’animateur, la voix du narrateur – et il semble que cette parole ne puisse émerger qu’au sein d’un espace intime propre à en recevoir l’écho.

Chez Rithy Panh, l’anamnèse et le récit de soi semblent toujours, en effet, engager un rapport du corps du sujet-énonciateur à l’espace ; ils requièrent une mise en situation spécifique pour que puisse se déployer un parcours mental, une introspection doublement paradoxale puisqu’elle s’effectue à voix haute, en présence d’un interlocuteur-témoin. Il s’agit d’abord pour le sujet de trouver une position de surplomb qui lui permette de se confronter à son passé, de le réinvestir en paroles et en images.

L’Image manquante reprend et adapte ainsi à la scène autobiographique un protocole énonciatif, déjà à l’œuvre dans des films précédents comme Site 2, Les Artistes du théâtre brûlé [15] (figs. 4 et 5), ou Le Papier ne peut pas envelopper la braise [16] (figs. 6 et 7) ; cependant, par un effet de transfert, c’est désormais le spectateur qui, dans L’Image manquante, se voit confier le rôle de témoin-garant de la mémoire.

 

Et cette image manquante
maintenant je vous la donne,
pour qu’elle ne cesse pas
de nous chercher [17].

 

L’espace ainsi ménagé, espace intime, autarcique, que je qualifierai de théâtre miniature, est fabriqué de toutes pièces par le cinéaste pour réactiver un regard à hauteur d’enfant. Miniaturiser signifie reproduire en modèle réduit, mais aussi façonner un monde de ses propres mains [18]. Le geste plastique et cinématographique de Rithy Panh relève à la fois du jeu de l’enfant et de la démiurgie du narrateur-cinéaste qui réaffirme sa maîtrise sur sa propre histoire en la mettant à l’épreuve des images, celles qu’il fabrique, mais aussi celles qu’il convoque. Ce théâtre miniature est d’abord un écrin où le narrateur-récitant appelle, rappelle les disparus sous l’apparence de figurines de glaise, il abrite aussi une scène sur laquelle le cinéaste se rejoue son enfance, ou plutôt ses enfances via son double d’argile ; le dispositif délimite ainsi un terrain de jeu, qui laisse libre cours à la dimension fabulatrice du récit de soi. Le théâtre miniature est enfin une surface de projection, un écran sur lequel le narrateur-spectateur, adoptant tour à tour le point de vue de l’enfant et de l’adulte fait repasser le film tragique de l’Histoire (fig. 8) mais aussi les vestiges d’un cinéma disparu. Le récit oscille ainsi constamment entre les deux pôles de la dépossession et de la réaffirmation de soi par les outils du cinéma. L’entreprise autobiographique se trouve de ce fait affectée de négativité, non au sens où le narrateur ferait état des défaillances du souvenir, mais au sens où il s’agit d’indiquer la perte, par l’image, dans l’image. La forme grammaticale du titre suggère déjà en soi, le caractère « actif » de ce manque, principe moteur du film.

 

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[11] Voir Fr. Niney, Le Documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klinksieck, 2009.
[12] « Les voix, séparées de l’image du visage ou du corps qui devraient les porter, sont de ce fait affectées, avant même tout effet de studio, d’un certain coefficient d’artificialité voire d’irréalité. Car elles induisent une suspension du temps : si l’énonciation institue toujours un présent, c’est ici un présent sans présence » (J-L Comolli, « L’oral et l’oracle, séparation du corps et de la voix », Images documentaires n°55/56, 1er trimestre 2006, « La voix », p. 22).
[13] Ce concept forgé par le pédiatre et psychanalyste Donald W. Winnicott désigne autant l’objet qui cristallise la projection fantasmatique que l’espace concret et imaginaire sur lequel l’enfant dispose cet objet.
[14] R. Panh, Ch. Bataille, L’Image manquante, Op. cit., p. 10.
[15] R. Panh, Les Artistes du théâtre brûlé, CDP, INA, Arte France, Cambodge, France, 2005.
[16] R. Panh, Le Papier ne peut pas envelopper la braise, CDP, INA, Aarun Bopha, Cambodge, France, 2006.
[17] R. Panh, C. Bataille, L’Image manquante, Op. cit., p. 69.
[18] Voir les réflexions de Walter Benjamin à ce sujet : « Jouer reste toujours une libération. Les enfants cernés par un monde géant, se créent en jouant leur petit monde à leur mesure, mais l’homme, que le réel entoure sans issue possible, menaçant, lui enlève par sa reproduction miniaturisée, l’effroi qu’il suscite » (W. Benjamin, « Jouets anciens », dans Enfance. Eloge de la poupée et autres essais, trad. Philippe Ivernel, Paris, Editions Payot & Rivages, 2011, p. 88).