Paul Grimault, La Table tournante.
Métalepses

- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Fig. 21. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Fig. 22. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Les prises de vues réelles ne font pas contraste avec cette mise en abîme de soi dans le milieu régénérant des images animées. Les scènes d’atelier sont des zones de passage où le créateur invente son voyage en faisant d’abord venir à lui les images et en se laissant ravir par elles. Le quotidien qui y fait signe n’a d’intérêt que parce que la vie, dans ses moindres gestes, réchauffer le café et le boire par exemple, est celle d’un travail intégralement voué aux images. Dans la maison-atelier où il s’est installé pour être filmé et qu’il habite comme sa demeure intime, Grimault bricole les vecteurs de l’emportement : la tasse, le trou de serrure, les bobines…, ces éléments de la réalité sont employés pour assurer le transfert de soi dans l’image ou de l’image vers soi afin que s’opère la transfusion de l’identité en animation. Grimault confie la réalisation des séquences réelles à Jacques Demy : sous son regard, il se constitue en un autre soi, personnage de sa propre vie ; cette altérité librement consentie est le premier stade d’un glissement plus radical dans l’animation. La maladresse du jeu de Grimault, ce vacillement touchant de la présence réelle, introduit les saccades mouvantes et émouvantes de l’animation.

A la fin, Grimault troque la bobine qu’au départ il tenait sous le bras pour un carton à dessins (fig. 21). En ours ou en lui-même, figure mobile dans les deux cas, il fait corps avec la promesse des images : les films encore enfermés dans leurs boîtes et dont La Table tournante va libérer les âmes ; puis les dessins qui en sont les premières esquisses. Grimault sort donc de son film avec des stocks d’images, peut-être pour des projets à venir, comme l’évoque métaphoriquement le temps printanier de la fin ; plus sûrement parce que l’image, dès son origine (dont le film a continûment célébré la puissance matricielle), est la seule réalité de soi, ouverte et féconde. Revenir aux films du passé, retraverser l’œuvre en repartant conjointement de la fabrique des images vaut moins comme un souci nostalgique que comme une quête de la vérité de soi.

Cette vérité n’est l’objet d’un récit, encadré par les scènes avec l’ours, qu’en tant que ce récit découvre une ligne de vie, au-delà des faits de l’existence, qui soit la plus définitivement et la plus exactement incarnée. Aucun pacte narratif n’est explicitement contracté et ce n’est que marginalement, contrairement à son texte de souvenirs, que Grimault relate son passé. De ce passé, il ne livre que les films qui l’ont émaillé et dans lesquels lui-même semble se concentrer. A l’intention narrative, il substitue le souci de gagner sa place face aux images et surtout en elles, dans leur texture. D’image en image, le sujet met alors au jour l’essence génésique de soi. Film authentiquement autobiographique malgré son hybridité générique, La Table tournante conclut, dans son emportement dynamique, à la nature fictive du moi ; elle déclare le devenir animé qui irradie de lui et le sous-tend substantiellement, morphologiquement. Le moi s’appréhende alors sous le double régime de la dissémination et de la reconfiguration : il se projette dans les multiples événements de soi que le film, en une constellation d’images, éclaire ; il s’y rassemble, même provisoirement, avant de se relancer sous d’autres apparences. Cette dialectique du disséminé et du reconfiguré est l’opération même de l’animation confondue ainsi avec la mise en forme kaléidoscopique de soi, dont le premier état du petit clown en papier froissé serait, par exemple, la métaphore.

Cette empreinte du créateur sur son œuvre diffère du « fantasme animiste » qui domine les premiers temps du cinéma animé [4]. James Stuart Blackton, Winsor McCay, Emile Cohl ou, plus près de nous, Osvaldo Cavandoli, le créateur italien de La Linea, donnent corps, par leur main au travail, au surgissement de figures qui grâce à elle se matérialisent : métonymie toute-puissante de l’artiste démiurge, prolongeant comme une prothèse notre propre regard, la main fait advenir les formes, prouve qu’elle est à tout moment capable de les effacer, de les corriger, de les transformer. Dans Humorous Phases of Funny games (1906) [5], le tableau noir est le support de l’exercice de maîtrise : munie d’une craie et d’une éponge, la main engendre le monde des formes mouvantes : les nuages de craie génésiques confèrent ou reprennent la vie. Intégralement à l’image cette fois dans The Enchanted Drawing [6], le même Blakton s’amuse, au gré de sa fantaisie, à dessiner une bouteille et un verre, à les tirer du papier pour les faire exister comme des objets réels puis à offrir le contenu de la boisson au personnage crayonné qui semble ravi. La jubilation de l’artiste, fier des bons tours qu’il joue à la réalité, atteste que l’inscription du corps créateur a moins pour but d’interroger, dans le miroir du dessin, la situation du moi aux prises avec les formes et donc avec sa forme, que de vérifier l’enchantement dont il est l’opérateur. Le processus narcissique rappelle que la magie autonome des figures à l’image reste la propriété d’une autorité qui leur accorde, selon son bon vouloir quasi-divin, la possibilité d’être. Si les personnages ou les choses sont montrés mus comme par une impulsion interne, le processus métaleptique réassigne une origine, fût-ce pour montrer qu’elle a la faculté, elle aussi toute démiurgique, de disparaître. La main qui dessine tient le monde depuis le repère du réel qui l’articule et la dirige. Coupée par le plan, venue de ce que le dessin ne montre pas, elle est ce bras de réalité tendu vers l’image et qui outrepasse la frontière avec elle pour tenir le trait et son mouvement. Pour Grimault, la performance en direct du dessin est réinterprétée dans le sens d’un authentique événement autobiographique : le rapport aux créatures fictives est réinvesti par le corps tout entier qui, via la main, expérimente des avatars de soi et y engage un processus spéculaire de mémoire et de reconnaissance mouvantes.

Avant de nous permettre d’assister, dans les premières images, à la métamorphose de l’ours en Grimault, la caméra s’arrête un moment sur une plaque, à l’entrée de la salle de montage : « Films Paul Grimault » (fig. 22). La compagnie de production à laquelle Grimault a confié son nom se lit comme le programme de la projection à venir (un titre second). Mais surtout l’énoncé fait comprendre le lien total du créateur à sa création. Il incite à reconnaître Paul Grimault dans ses films et à ne plus le définir que par eux : la plaque – épitaphe existentielle – est le véritable pacte ; elle affirme le désir de soi, ou mieux : le prodige de soi dont La Table tournante est la manifestation et l’élaboration.

En sa structure générale comme en ses nombreux détails, La Table tournante tourne autour du mouvement giratoire. Ce mouvement n’est donc pas complètement absorbé dans une boucle : dans le premier film publicitaire de Grimault comme dans le dernier plan du film, la table tournante avance et la composition du film n’est circulaire que pour aménager l’ouverture des différences qui créent le mouvement. Par ce dynamisme, principiel et incessamment repris, le film adopte le régime du tourbillon : danse de la table spirite, bobines enchaînées sur le parcours en détours de la table de montage. Dans la force de ce tournoiement, le moi puise à l’origine pour nourrir en lui une forme d’éternel devenir, une animation ininterrompue, sans saut, sans intervalle.

 

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[4] E. Siety, Fictions d’images. Essai sur l’attribution de propriété fictive aux images de films, Rennes, PUR, 2009, pp. 44-49.
[5] James Stuart Blackton, Humorous Phases of Funny Faces, 1906.
[6] James Stuart Blackton, The Enchanted Drawing, 1900.