Paul Grimault, La Table tournante.
Métalepses

- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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résumé

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Fig. 1. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Fig. 2. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Fig. 3. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Fig. 4. P. Grimault, La Table tournante, 1988

Fig. 5. P. Grimault et J. Aurenche, La Séance de
spiritisme est terminée
, 1931

Dans l’autobiographie qu’il rédige en 1991 à l’âge de 86 ans, Paul Grimault consacre son chapitre conclusif à son tout dernier film : La Table tournante (fig. 1) coréalisé avec Jacques Demy et sorti en salles en 1986 [1]. Ce long-métrage composé de reprises d’anciens films n’est pas une œuvre, à proprement parler, inédite. Après Le Roi et l’Oiseau paru six ans plus tôt sur les écrans, Grimault ne parvient pas à réunir une nouvelle équipe pour mener à bien ses projets, l’un notamment avec Jean Aurenche. Le Roi et l’Oiseau semble donc marquer la fin des défis artistiques de Grimault : le succès qu’il en retire l’empêche paradoxalement de se lancer dans un nouveau film d’animation ambitieux. Des amis lui conseillent alors de rassembler en une seule œuvre ses meilleurs courts-métrages dont certains sont tombés dans l’oubli. Sur leur insistance, Grimault accepte d’imaginer ce film-recueil, avec l’intention de mieux faire connaître une carrière qu’il ne voudrait pas voir résumer au seul Roi et l’Oiseau.

La matière n’est pas neuve, mais Grimault cherche un moyen de monter, de façon originale, les films qu’il souhaite remontrer. Il invente, avec l’aide de Jacques Demy qui lui en suggère l’idée, un dispositif de présentation qui trame les éléments disparates en une unité inédite, capable de les revivifier et de leur redonner sens. En prises de vue réelles, Grimault passe devant la caméra ; il se laisse filmer dans son atelier de montage, dialoguant avec l’une de ses créatures, le petit clown du Roi et l’Oiseau (fig. 2), à qui il offre un programme accompagné, à son intention, de commentaires sur les secrets de l’animation, les circonstances de création des films choisis et le cheminement suivi pour les assembler. Le clown n’est pas seulement le prétexte à embrayer le montage de façon plaisante et donc à le naturaliser, même si sa présence est un coup de force fictionnel. Symbole de la facétie tendre qui préside à l’inspiration de Grimault, interlocuteur privé et relais du spectateur, il transforme la relation au film en un lien affectif et mémoriel, encouragé par sa demande et sa sollicitation. Venu de l’œuvre antérieure, appelé à entrer et à s’animer au cœur de la vie, le personnage aide son créateur à se livrer au fil des films qu’il a retenus en témoignage d’une existence qui se retourne sur elle-même. Petit complice maïeutique, il encourage celui qui l’a inventé à se montrer à l’œuvre.

La Table tournante est en effet bien plus qu’une œuvre de commande et de circonstance. Elle vient pour partie réparer l’injustice d’une reconnaissance trop tardive en montrant la richesse, l’importance, la dette de la production antérieure au Roi et l’Oiseau. Surtout, le film est voulu comme un album de souvenirs. Grimault puise dans ses archives des dessins animés principalement réalisés autour des années 40, sélectionnés parce qu’ils sont les plus intimes, les plus représentatifs et certainement aussi les plus rétrospectivement cohérents. En les réunissant, Grimault poursuit encore un but tout personnel : il s’attache, avec le sentiment de la vie finissante, à dire sa vérité de créateur ; il découvre par l’image et en elle son identité profonde. Certes, Grimault ne se raconte pas, il ne déroule pas, comme dans son livre de 1991, le film de sa vie et cependant il ne conçoit pas La Table tournante autrement que comme une forme d’autobiographie en images, dépositaire de ce qui a été réalisé (un film testamentaire) et de la manière dont le moi s’est lui-même artistiquement modelé (un film à la plasticité heuristique). La présence de Grimault à l’écran ne se réduit pas à une mise en scène vivante destinée à intéresser le public au spectacle en l’invitant, comme on le fait rarement, dans les coulisses de l’art : elle porte l’engagement de l’artiste dans un film très singulier et très personnel ; ne cesse d’y être posée la question d’un sujet à la recherche de soi et qui se reconnaît, en sa dernière vérité, en son dernier portrait, sous les traits infiniment muables d’un moi animé.

Le film commence par un paysage, à peine perceptible, sur lequel des flocons tombent mollement (fig. 3). Puis, dans le lointain, se dessine peu à peu l’allure colorée d’un ours : il a une casquette vissée sur la tête, une longue écharpe jaune autour du cou et une bobine sous le bras (fig. 4). Il marque derrière lui l’ombre de ses pas dans le sol neigeux. Il gagne le bâtiment de la salle de montage où, magiquement transformé en la silhouette bonhomme du réalisateur, il s’apprête à lancer le film qui a déjà commencé. Né de la neige des images, de cette sorte de grésillement de la pellicule qui est l’empreinte du passé mais qui annonce aussi d’autres images, c’est d’abord spontanément en tant que personnage animé que s’amuse à venir au visible Paul Grimault. L’ours n’est cependant qu’un des possibles du processus de métalepse, « transgression, figurale ou fictionnelle, du seuil de représentation » [2], systématique et subtilement décliné qui s’amuse des confusions entre réalité et fiction pour mieux affirmer la force souveraine des images dans le mouvement desquelles le moi créateur décide de se situer.

Les traces dans la neige, qui les rend visibles mais les menace de disparition, signalent ici l’interrogation sur ce que l’œuvre laissera : ce qu’elle laissera derrière soi et ce qu’elle signifiera de soi. En entrant dans le studio, Grimault ne peut s’empêcher de formuler, avec la pudeur de la politesse, cette inquiétude : « J’espère que nous ne sommes pas en retard ». Serait-il trop tard pour se dire ? Le film a besoin de ce doute qui trahit le sentiment d’une certaine urgence pour exister et légitimer ce qui se donnera comme un bilan et une mise au net de soi dans le miroir des images.

 

1. Une autobiographie mémorielle

 

La Table tournante choisit un double régime de figuration de soi : elle coordonne la présence énonciative et corporelle de Paul Grimault devant la caméra de Jacques Demy et le passé des souvenirs sous la forme de films animés que la mémoire retrouve les uns après les autres et qu’elle ranime sous le regard attentif et curieux du petit clown. A l’heure des comptes, Grimault prend le temps à rebours : il y cherche la cohérence d’une vie vouée à l’animation, détaille ses choix, fait le dépôt d’un ensemble destiné à faire œuvre. Le titre choisi, La Table tournante, condense les directions de ce dernier film. Il fixe l’orientation temporelle et amicale d’un retour vers le passé, celui, entre autres, du premier film, publicitaire, réalisé avec Jean Aurenche dont Grimault reprend le titre. C’est par lui que débute la séance privée organisée de façon impromptue dans le studio. Le titre de ce « spot » de 1931 réfléchit aussi le processus de la création cinématographique : la table tournante qui écrit à la craie le slogan publicitaire sur le sol pour la marque Lévitan est une table animée selon les trucages des temps fondateurs du cinéma ; elle métaphorise la table de montage sur laquelle les bobines de films tournent et qui apparaîtra, actionnée par Grimault, dans la grande majorité des plans en vue réelle intercalés entre les dessins animés projetés (fig. 5).

 

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[1] P. Grimault, Traits de mémoire, Paris, Seuil, 1991.
[2] G. Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, « Poétique », 2004, p. 14.