Les Mystères de la Chambre obscure

- Paul Louis Rossi
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V
Le formalisme

 

Il me semblait que nous étions entrés dans une ère nouvelle. J’avais rencontré Guillevic, et je me liais à Paris avec des écrivains comme Claude Ollier : scénariste et remarquable critique de cinéma, Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud. J’ai commencé de lire sérieusement des linguistes, Ferdinand de Saussure : Analyse structurale du langage, et Noam Chomsky : La Grammaire générative, qui nous introduisaient dans un univers littéraire extrêmement distinct d’une légende de la poésie du surréel et du romantisme. Il faut donc à présent retourner à notre objet. A ce moment de notre réflexion, en cette histoire, il se produit une rupture. Nous abordons ce qu’on appelle Le Formalisme. C’est-à-dire à l’époque la reconnaissance de l’Ecole de Prague et des Formalistes russes. Je doute que l’on puisse appliquer cette analyse structurale des langues au cinéma, pour la simple raison qu’il n’y a pas de grammaire du film. Et je prends seul la responsabilité de cette affirmation. C’est pourquoi il me semble, dans cette analyse succincte, qu’il faut chercher une relation objective entre le cinéma et la poésie, en-dehors des amalgames, des sentiments et surtout des émotions.

Je pense qu’il faut nous diriger vers ce qu’Eisenstein appelle « la théorie du montage », et plus précisément « le montage par attraction ». Parlant de ses élèves les plus avancés : les « gauchistes du montage », il écrit dans les Réflexions d’un cinéaste :

 

En jonglant avec deux bouts de pellicules, ils avaient découvert une qualité qui longtemps les stupéfia : deux bouts quelconques accolés se combinent immanquablement en une représentation nouvelle, issue de cette juxtaposition comme une qualité nouvelle. Cette particularité n’appartient pas en propre au cinéma. On retrouve nécessairement le phénomène dans tous les cas où l’on juxtapose deux faits, deux processus, deux objets…

 

Il ajoute :

 

La juxtaposition de deux fragments de film ressemble plus à leur produit qu’à leur somme.

 

Je puis donner un exemple dans la poésie. Il est rare que j’écrive ce qu’on appelle un poème. J’écris sur des notes, et souvent avec un premier texte satisfaisant du point de vue poétique et littéraire, avec des séries appuyées sur une sensation ou une idée, et des chiffres pour la métrique et le dispositif. Et j’établis ainsi une suite de variations sur le thème, qui vont du simple au compliqué, du jeu à la passion, de la clarté à l’obscurité, en m’appuyant sur les modalités et les contradictions. Ensuite j’opère un long travail de montage et de mise forme, déplaçant les éléments, qui pourrait ressembler à celui d’une série des séquences d’un film.

 

Ces premières versions sont le plus souvent comptées, avec des rimes. Cependant une fois le texte mis en forme, je bouleverse le plus souvent l’ordre des mots et des phrases, changeant les termes de place, utilisant des blancs ou des ruptures de rythme. J’ai dit déjà publiquement, pour répondre à certaine théorie concernant la métrique, que pour moi : le compte et la légitimité du rythme étaient en dessous, dans une reconstruction de l’origine. Le mouvement primitif est présent, même une fois effacé. Il faut avouer que le déplacement même de la rime, si elle existe, est quelquefois remarquable. J’ai à peine besoin d’en donner des exemples.

 

J’ajoute, avec Lionel Ray, Pierre Lartigue et Jacques Roubaud, que nous avons expérimenté à l’époque des techniques de montages et de créations en commun, dans la même journée, chacun poursuivant à son tour le travail du précédent, dans une suite que nous avons appelé justement : Les Inimaginaires. Ainsi qu’un exercice de réduction et de collage d’un texte que nous avions appelé Cafetière de Beurre en hommage à Picabia, dont je donne juste un segment :

 

avec une gaule
qui se fait rare
à la main regrettée
bientôt la montagne
remarque cinquante
cafetières de beurre

 

 

VI
Chronique à Suivre

 

Il nous semblait que cette technique du montage des séquences poétiques était proche du montage cinématographique. On connaît cet exercice sans fin du montage dans la préparation du film définitif, avec des morceaux de pellicules qui ne sont pas dans l’ordre, et le drame de Time in the Sun, le film d’Eisenstein qu’il n’a jamais pu monter lui-même. Je dirai, au contraire, du langage de la poésie, qu’il reste relativement simple dans sa structure, contrairement au cinéma, qui ne pardonne rien, puisqu’il est destiné à des spectateurs rassemblés pour un instant dans le noir d’une salle obscure. Maintenant, au risque de décevoir mes interlocuteurs, je dirai que je suis tout à fait opposé, comme écrivain, à ce que j’appelle Le Poétisme.

 

C’est-à-dire la croyance que la Poésie est partout, dans les bois ou l’arrivée du train dans la gare. L’état naturel, d’une certaine façon, n’est pas fatalement poétique. Employer l’expression « poétique » est aussi péjoratif et même aussi inadmissible que la phrase favorite des commentateurs de l’information : « c’est complètement surréaliste ». Je rappelle qu’André Breton avait demandé une occultation du surréalisme, pour l’arracher aux griffes de la populace des journalistes et de la publicité envahissante.

 

Je voudrais à présent examiner l’art de la peinture avec une anecdote. Pour une émission de radio j’avais déclaré un jour : « Ce que j’aime dans la peinture, c’est la peinture ». Il paraît qu’au montage de la séquence une jeune personne avait demandé : « Qu’est-ce qu’il veut dire ? » Je pourrais répliquer ceci, ce que j’aime dans la Poésie, c’est la Poésie, c’est-à-dire une segmentation particulière du langage. La Poésie est hors le temps, pour moi, c’est Wang Wei le Chinois, Tibulle et Virgile, Villon et Agrippa d’Aubigné, Mallarmé, Dylan Thomas et Gertrude Stein, et bien entendu Emily Dickinson. Je ne cite pas les poètes contemporains qui sont souvent mes amis.

 

Mais on ne peut négliger que l’art de la peinture est dans l’immobilité, la stupéfaction, l’indéchiffrable. Quelle est l’explication de ce spectacle immobile. D’une certaine façon, le spectacle de la peinture est plus proche de la Poésie que le Cinématographe, ce n’est pas un discours, il ne demande pas d’explications. C’est pourquoi, afin d’introduire quelques contrariétés, et même un exorcisme contre l’effet d’hypnose du spectacle de la Chambre obscure, j’ai écrit quelquefois : « Le cinéma, après tout, ce n’est que de l’image en mouvement ». J’ai en outre remarqué la capacité d’oubli de pans entiers du scénario après quelques années.

 

Il faut donc retenir la supériorité de l’image arrêtée. Je me souviens d’être allé voir Mister Arkadin il y a bien longtemps en apercevant la seule photographie du visage d’un homme derrière une vitrine. Dans ce film d’Orson Welles, le marchand d’armes, Gregory Arkadin, assassine ou fait assassiner tous ses anciens complices. Et je pense toujours au misérable clochard, qui a demandé un chaud-froid de volaille. Il est dans le taxi, il pleut, et descendent les garçons et cuisiniers du Grand Hôtel, avec le chaud-froid et des parapluies, par les marches de l’escalier vers la voiture noire. Où le vieil homme est déjà mort assassiné durant le trajet.

 

A propos d’Orson Welles, je me souviens d’avoir revu ces dernières années Le Troisième Homme. A ma grande surprise, j’avais oublié l’intrigue et toutes les images, à l’exception de la Grande Roue du Prater à Vienne, et le chat de la dernière séquence qui venait dans la nuit dénoncer à sa manière le criminel. Il faut nous attarder sur les accidents de la mémoire. C’est pourquoi je me suis penché sur l’histoire de Cherechevski, l’homme de La Mémoire absolue. Avec l’hypothèse de fonder le cinéma comme une distraction, si vous voulez, afin de libérer le spectateur d’une forme de sa vigilance mnésique.

 

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