(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis

- Benoît Hennaut
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La simple entrée du mot-clé « ekphrasis » dans la base de donnée bibliographique de la MLA donne plus de 900 références toutes époques confondues, dont près de 600 pour la période 2000-2012. Pour basique que soit ce seul critère, il donne une indication quant à l’actualité de l’intérêt que suscite le concept auprès de nombreux chercheurs. L’intermédialité et le dialogue entre les arts ont entraîné en effet de multiples travaux à partir de diverses disciplines. Cependant, si dans la même base de données MLA, on croise le terme « ekphrasis » avec ceux de «  theater », «  drama », ou « performance », le nombre de références se réduit sévèrement à une quarantaine à peine, dont 20 seulement rentrent véritablement dans le champ qui nous intéresse, à savoir le lien entre cette pratique textuelle descriptive et narrative appliquée aux œuvres d’art et la pratique théâtrale en général. Si l’on creuse encore, on se rend vite compte que ces travaux traitent de l’insertion à l’intérieur du texte dramatique ou de la mise en scène de références à la peinture. Il s’agit d’analyser comment tel ou tel auteur dramatique réfère à une œuvre picturale ou engage le spectateur dans une réflexion sur l’histoire de l’art.

Notre propos est tout autre. Nous envisageons en effet d’analyser la manière dont certains critiques et journalistes spécialisés ont pu rendre compte de spectacles théâtraux produits dans la période des années 1980-1990 sous une forme textuelle qui s’apparente à l’ekphrasis, c’est-à-dire à l’extérieur du projet théâtral, sous l’angle de la réception. Ce faisant, ces journalistes critiques développent une langue qui emprunte un vocabulaire, une syntaxe et un style qui révèlent une ambition proprement littéraire. Que ce soit dans des revues périodiques spécialisées ou dans la section « arts et culture » de la presse quotidienne, ces textes adoptent même parfois la forme d’une augmentation créative et narrative personnelle pour faire le compte-rendu de certains spectacles, ou pour les évoquer. Soit, comme en d’autres temps ou à partir d’expressions picturales qui ont forgé cette tradition textuelle spécifique, une pratique ekphrastique.

Cette intuition d’une ekphrasis en aval de la représentation théâtrale a également été formulée par Barbara Gronau [1], seule exception à la liste bibliographique évoquée ci-dessus. Sur base de sa propre perception et de son propre compte-rendu de la scène d’ouverture du Salomé d’Einar Schleef (1998), en fait un long tableau vivant, elle rendait compte de l’insuffisance d’une description objective des faits et des éléments matériels pour capturer de manière satisfaisante la performance théâtrale. « C’est de la façon dont ce tableau est advenu, dont il est devenu événement entre la scène et les spectateurs, que doit partir la description, car ce tableau n’est pas un dispositif figé, mais un champ de forces. Ce n’est que par la re-constitution de la représentation que les événements et les processus performatifs peuvent être traduits en description » (282). Nous la rejoignons pleinement sur deux points. D’abord, la notion de « tableau » appliquée au théâtre ainsi que les passages extrêmement visuels et plastiques qui traversent la mise en scène contemporaine encouragent sensiblement à formuler cette idée d’une ekphrasis appliquée au théâtre. Ensuite, la dimension performative et spectaculaire qui caractérise en son essence le théâtre, et tout particulièrement ses développements postdramatiques (nous reviendrons sur ce terme un peu plus loin), doit nécessairement pouvoir être prise en compte par le discours chargé d’en rendre compte. En revanche, nous nous écartons de sa position, ou plutôt nous aimerions la compléter et la développer sur deux points qui nous semblent essentiels. Là où Barbara Gronau semble trouver problématique la prise en charge de la dimension performative par l’ekphrasis, nous pensons que ce mode textuel peut parfaitement rendre compte de la dimension symbolique et métaphorique ressentie par le récepteur et le spectateur (on parle bien d’un texte produit en aval de la représentation). Même dans son acception classique, l’ekphrasis ne se limite pas à la description d’un « dispositif figé », d’éléments statiques : le principe même de l’enargeia implique d’amplifier, de souligner, de rendre vivant son objet et de stimuler l’empathie du lecteur. C’est d’ailleurs le sens de l’expérience menée par le critique et chercheur britannique Matthew Reason, accompagnant un groupe de spectateurs dans un atelier d’écriture créative (ekphrastique, selon ses termes) après avoir assisté à trois spectacles de danse [2]. Par ailleurs, notre contribution ne produit pas son propre corpus (Barbara Gronau testait son intuition ekphrastique à l’aune de son propre texte-souvenir du spectacle de Einar Schleef ; Reason, lui, organise ses ateliers comme une recherche-action encadrée pour créer des textes). Les textes que nous présentons dans cet article comme candidats au titre « d’ekphrasis spectaculaire » ont été écrits et publiés par des journalistes et critiques en activité. On peut donc raisonnablement supposer qu’ils ne sont pas le produit dérivé d’une réflexion théorique préalable quant à leur capacité descriptive ou leur appartenance générique. Leur validité en tant qu’échantillons s’en trouve renforcée.

Cet article n’a ni l’ambition ni les moyens de traiter de l’ensemble du phénomène, ni d’ailleurs de le généraliser, mais il s’appuiera sur quelques textes publiés à propos d’un spectacle en particulier pour caractériser une écriture journalistique peu documentée sous cet angle quand elle prend en charge le théâtre contemporain. Après avoir expliqué pourquoi la nature même de ces spectacles et leur projet poétique, dramaturgique, impliquent ou encouragent le récit extérieur qui les assume, nous tenterons donc de montrer comment ces textes s’apparentent bien au genre de l’ekphrasis. Je discuterai la nature discursive des textes (description ou récit ?) et leurs caractéristiques stylistiques en me nourrissant à des sources qui discutent de l’actualité du concept d’ekphrasis à l’époque moderne et contemporaine. Si elle n’est plus seulement le moyen d’une rhétorique argumentative et/ou élogieuse (usage antique) et qu’elle s’est muée en produit textuel autonome, on verra dans notre cas comment elle garde malgré tout une fonction de support à la critique tout en ouvrant la porte à une authentique créativité d’écriture. Cette étude s’appuie plus particulièrement sur le traitement d’un spectacle de Romeo Castellucci et de la Socíetas Raffaello Sanzio, Genesi, from the museum of sleep, produit en 1999. Cinq articles et cinq rédacteurs différents sont convoqués, à travers deux périodiques (Mouvement et Les Saisons de la Danse) et trois quotidiens (Le Monde, Libération, Le Temps).

 

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[1] B. Gronau, « Ereignis und Ekphrasis - performative Schnittstellen von Text und Theater », dans A la croisée des langages. Texte et arts dans les pays de langue allemande, sous la direction d’E. Brender, K. Hausbei, B. Jongy, J.-F. Laplénie, G. Vassogne, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2006, pp. 229-243. Je cite à partir du résumé en français p. 282.
[2] M. Reason, «  Writing the embodied experience : ekphrastic and creative writing as audience research », dans Critical stages, n°7, décembre 2012. Par cette expérience, il entend montrer qu’une écriture produite à partir de la réception d’un spectacle chorégraphique peut assimiler, voire reproduire l’expérience sensible et corporelle éprouvée pendant la représentation (« embodied phenomenology ») aussi bien que l’expérience réflexive et analytique du spectateur.