La vision haptique dans l’œuvre
photo-poétique de Lorand Gaspar

- Gyöngyi Pal
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La majorité des photos [13] publiées de Gaspar nous montrent le désert qu’il connaît bien puisque à Jérusalem, derrière son jardin, commençait déjà le désert. Or pour Deleuze aussi le désert du Sahara est un des exemples mentionnés dans Mille plateaux [14] qui explicite au mieux ce qu’il pense du regard haptique permettant de « rendre visible le grouillement des flux sous le visage ordinaire des choses » [15]. Lorand Gaspar a effectué plusieurs voyages dans le désert [16]. Ce dernier semble être un lieu privilégié, non seulement pour la photographie, mais aussi pour la poésie car il est avant tout une rencontre directe entre le poète et la nature, la lumière dans la nature.

Chez Gaspar la lumière doit être comprise à la fois dans sa réalité physique et dans son sens figuré. La lumière incarne ce qui est immanent au monde. La même lumière nous éclaire depuis la naissance du monde, une lumière qui est comme éternelle, source de la vie (« les plantes/ seuls êtres directement bran-/chés sur l’énergie solaire, .../ ... sans elles point de / vie animale – » [17]) et de manière métaphorique elle est la lumière qui éclaire nos pensées.

Or cette lumière à double essence est associée dans la poésie au « bonheur de l’instant où la lumière de l’aube comme un commencement absolu vient purifier le monde » [18]. L’aube est réellement et de manière métaphorique le passage de l’obscurité à la lumière, où les objets dont nous ne percevions qu’un contour flou prennent forme. Cette expérience du passage à la clarté revient constamment chez Gaspar :

 

Cinq heures du matin. Là où tout à l’heure il n’y avait encore que des flaques d’un gris vaseux entre les pins plus sombres au bout du jardin, une luisance verte et or, intense et corrosive, allumée, on dirait, dans les pierres et les rares buissons, augmente rapidement dans la pâte obscure. Passage entre matière et lumière. Lumière des corps et de la pensée. Présence simultanée, plus que passage, dans une réalité qui leur est commune [19].

 

Ou encore :

 

Il faut se lever avant l’aube pour entendre, comme un bruit d’eau souterraine, la lumière remonter dans les fûts des colonnes. Sentir, à cette heure, le parfum du rien sur les pierres rongées, si incroyablement allégées par la respiration du vide [20].

 

Gaspar, s’inspirant de la philosophie de Spinoza et de sa propre expérience de chirurgien, ne fait pas la différence entre l’esprit et le corps. La lumière du matin « lumière de corps et de pensée » est la source du poème comme la source de la photographie.

La quête de la clarté entreprise dans la poésie se poursuit ainsi dans l’expérience photographique : « Je crois qu’il y a une sorte de photographie qui cherche, qui voudrait apporter une lueur de compréhension dans nos obscurités – or, toute compréhension nous aide à vivre, est joie » [21]. Le passage à la clarté est comparé d’ailleurs dans le Carnet de Patmos au développement de la photo, à la phase « magique » quand on plonge le papier blanc dans un révélateur, un mélange de produits chimiques, et qui font apparaître lentement les formes en noir :

 

J’attends l’aube. J’attends que le village « d’en haut », Khora, doucement se « développe » dans la fenêtre de ma chambre noire. Un noir positif, intense, pénétrant, omniprésent. Il ne s’agit pas d’un manque, d’une absence, non, le corps entier le palpe ; les organes, leurs fluides chimie, la pensée s’y meuvent comme dans une eau profonde – je sens leurs coups de nageoires –, effleurent en passant une lampe lointaine, un clignotement, des mondes [22].

 

Or cette lumière matérielle et spirituelle ne donne pas à voir, mais plutôt à toucher, à palper, elle est l’objet d’une quête qui engage tous les organes perceptifs. La poésie et la photographie sont ainsi définies comme une quête de la clarté :

 

Ce que cherche ma parole sans cesse interrompue, sans cesse insuffisante, inadéquate, hors d’haleine, n’est pas la pertinence d’une démonstration, d’une loi, mais la dénudation d’une lueur imprenable, transfixiante, d’une fluidité tour à tour bénéfique et ravageante. Une respiration.
Classer, isoler, fixer ; ces exercices menés à leur somnolente utilité, nous voici mûrs pour l’insomnie de la genèse [23]

 

Le photographe à son tour cherche les belles lumières, par la composition et le cadrage, il isole et fixe son sujet. Toutefois, selon Gaspar : « Le poème n’est pas une réponse à une interrogation de l’homme ou du monde. Il ne fait que creuser, aggraver le questionnement » [24]. La quête d’un moment de lucidité et de joie doit être sans cesse répétée, reprise du rien, car « nos sens et notre pensée s’encombrent sans cesse de reflets, perdent cette fluidité vivace que nous appelons âme parfois » [25].

 

à chaque aube dans le granit du cœur
tu rapprends à bouger la lumière – [26]

 

La poésie gasparienne est très liée au regard, à la rencontre avec la lumière, à un émerveillement de voir, dans une unité soudain retrouvée au milieu du chaos des apparences. Selon Afifa Marzouki, la présence, l’appartenance au monde se révèlent grâce aux yeux. Le regard est « le premier détecteur de la beauté immédiate et insoupçonnée qui nous entoure. (…) Regarder semble toujours susciter un état d’hébétude et de grâce qui, en ouvrant à l’intelligence du monde, ouvre à la création » [27].

Lorand Gaspar s’intéresse au fonctionnement de la vision, non seulement en tant que poète mais également du point de vue scientifique. Dans Approche de la parole (p. 302-303) et son entretien avec Georges Monti, l’auteur attire l’attention sur la psychologie de la perception ou Gestalttheorie qui dans le processus de la vision distingue deux phases : la première se passe dans l’organe de l’œil où les « cônes » de la rétine captent les stimuli (les rayons de lumières faites d’ondes et de photons) et la deuxième se passe dans le cerveau où les « neurones corticaux des différentes aires visuelles de la face interne et externe du cortex occipital » transforment les signaux captés par l’œil en perception. Dans cette deuxième phase le cerveau « constitué de quelque cent milliards de cellules nerveuses organisées en ensembles richement interconnectés » structure et compose les informations et peut activer d’autres aires sensorielles en même temps :

 

Quoi qu’il en soit, notre cerveau fait un travail d’élaboration considérable à partir des informations spécifiques déjà nombreuses et subtiles qu’il est capable de relever, de distinguer. Il les structure, les compose, y fait un choix de certains attributs récurrents, relativement stables. Nous pourrions dire qu’il est à la recherche de l’essence, de la nature propre [28], spécifique des choses vues et revues. La curiosité, la recherche et l’accueil de ce qui est nouveau n’est pas spécifique à la vision. Mais nous pouvons être plus ou moins ouverts dans tel ou tel domaine exploré par nos sens et pensée [29].

 

Par cette distinction des deux étapes de la vision (œil-cerveau), on comprend la comparaison dans les poèmes de l’œil avec la chambre noire. Dans un premier temps, l’organe capte l’image sans interpréter, sans accéder à une signification, mais il importe que cette image soit de même matière et d’énergie que le monde vers lequel un mouvement s’élance dans la première pulsion qui anime le regard :

 

Oratoire dans la pierre lentement refroidie.
Dans le blanc de nos yeux la chambre noire
de toute sa chimie mordant les visages
si long fut le jour
de vents crayeux et d’ossements
la nuit tant de fois rompue
de gestes brefs qui se décolorent – [30].

 

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[13] La date, le lieu ni le titre ne sont jamais marqués sur les photographies de Lorand Gaspar, de plus les photos s’insèrent hors pagination dans les livres. Nous signalons donc seulement le titre du livre d’où provient chaque photo.
[14] G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 615.
[15] M. Buydens, Sahara. L’esthétique De Gilles Deleuze, Paris, Vrin, 2005, p. 127.
[16] Dans le Hoggar notamment à la poursuite des peintures rupestres (décrites dans L. Gaspar, Journaux de voyages, Paris, Le Calligraphe, 1985).
[17] L. Gaspar, Sol absolu, Op. cit., p. 22.
[18] S. Allaire, « Poésie et lumière », dans Lorand Gaspar, Op. cit., p. 246.
[19] L. Gaspar, Carnets de Jérusalem, Op. cit., p. 9.
[20] L. Gaspar, Feuilles d’observation, Paris, Gallimard, 1986, p. 85.
[21] G. Monti, « Entretien sur la photographie », art. cit., p. 161.
[22] L. Gaspar, Carnet de Patmos, Op. cit., p. 37.
[23] L. Gaspar, Approche de la parole [1978], Paris, Gallimard, 2004, p. 24.
[24] Ibid., p. 26.
[25] Ibid.
[26] L. Gaspar, Sol absolu, Op. cit., p. 79.
[27] A. Marzouki, « Approche de la parole poétique de Lorand Gaspar », dans Un Poète près de la mer, Op. cit., p. 40.
[28] Cette faculté de la vision de rechercher l’essence, la nature propre des choses, est également à la base du langage. La communication n’est possible que grâce à notre capacité à regrouper sous des noms communs les choses désignées qui sont toujours uniques. Notons encore que le travail du cerveau, « structurant et composant » la vision, fait penser au travail du poète sur le langage.
[29] L. Gaspar, Approche de la parole, Op. cit, p. 303 (nous soulignons).
[30] L. Gaspar, Sol absolu, Op. cit., p. 59.