Résumé
 Le présent article propose une lecture de Jaillir saisir, un recueil de Philippe  Jones (1971) « orné d’une empreinte par Raoul Ubac ». Il traite de la  manière dont l’image comme le texte donnent à lire la conjonction d’une pensée  (le « jaillissement ») et d’un support matériel (la  « saisie ») et la possibilité de penser le texte comme image et  l’image comme texte, à partir de la pratique commune de l’empreinte. L’analyse  couvre à la fois le paratexte du livre et ses deux séries de poèmes – textes en  prose et quatrains en vers libres –, que l’auteur finit par entrecroiser de multiples manières dans un ensemble qui se présente à première vue comme une  suite de poèmes ekphrastiques sur les arts visuels contemporains.
 Mots-clés : ekphrasis, empreinte, gravure, poésie,  typographie
 
 Abstract
 This article offers an analysis of Jaillir  saisir (1971), a collection of poetry by Philippe Jones “embellished by a  print by Raoul Ubac”. It examines the way in which both text and image shape  the interaction between thinking (jaillir or “spring”) and materiality (saisir or “grasp”) as well as the possibility to read the image as text and vice versa  in light of their common feature of printed matter. The analysis tackles both  the paratext of the book and the two poetic series (one in prose, one in free  verse) that the author mixes in a collection that can also be seen as a series  of ekphrastic poems on contemporary visual arts.
 Keywords: ekphrasis, engraving, poetry, print, typography
  
 
  
  
 
 
 La matière de la pensée
  
 On connaît l’incipit d’un des poèmes les plus célèbres de William Butler Yeats, « La  désertion des animaux de cirque » (1939) :
  
 J’ai cherché un thème et ce fut en vain,
Je l’ai cherché cinq à six semaines.
Peut-être qu’à la fin, vieux comme je suis,
Je dois me contenter de  mon cœur […]. 
  
 et dont l’explicit renvoie à l’évocation d’un même sentiment de vide et de ruine :
  
 […] Mon échelle est tombée,
Et je dois mourir là, au pied des échelles,
Dans le bazar de  défroques du cœur [1].
  
 Par le plus classique des paradoxes, ce texte traite  d’une panne d’inspiration (et, plus largement, du vieillissement). Les  questions qu’il charrie ne sont pas celles de l’art poétique : comment faire ?  par quelles voies pour aller jusqu’où ? quels moyens mettre en œuvre pour  toucher le cœur et l’esprit des lecteurs ?, mais, plus  fondamentalement, celles qui précèdent tout acte d’écrire : que dire ?
 Dans les Divagations (1897) de Stéphane  Mallarmé on peut lire :
  
 Ton acte toujours s’applique à du papier ; car  méditer, sans traces, devient évanescent, ni que s’exalte l’instinct en quelque  geste véhément et perdu que tu cherchas. 
Ecrire — 
L’encrier, cristal comme une conscience, avec sa goutte,  au fond, de ténèbres relative à ce que quelque chose soit : puis, écarte  la lampe. 
Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ  obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou  interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc [2].
  
 L’observation du poète n’est ici pas faite pour  donner des idées – entendez : des thèmes, des sujets. Elle vise au  contraire à littéralement mettre l’idée en place, soit sur le papier,  ici le papier touché par la plume et son encre, ailleurs le papier tel que  réglé par la symphonie typographique d’« Un coup de dés ». Reste  l’essentiel, qui permet de rapprocher Yeats et Mallarmé : la difficulté de  penser sans écrire, l’avortement de l’idée sans écriture ; sa perte chez  Mallarmé [3], sa déchéance sous forme de chiffons et d’os chez  Yeats, les premiers désignant la matière première du papier, les seconds  faisant allusion à l’instrument qui trace et griffe.
 Même s’ils ne parlent que de littérature, les  deux poètes identifient le point commun à tout acte créateur : la  rencontre, hors toute hiérarchie ou préséance, d’une pensée et d’une matière.  Le monde des arts visuels ou plastiques ne connaît pas moins cette  confrontation. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que les deux, texte et  image, se retrouvent, puis s’épousent : au même moment, au même endroit,  par les mêmes techniques et opérations, par exemple dans un livre qui accueille  dans ses pages le fruit tantôt lisible, tantôt visible d’un même geste  d’empreinte. Venue directement du monde de la photographie, la métaphore du poème planche-contact pourrait nommer  utilement cette genèse croisée d’un texte et d’une image manifestant l’un comme  l’autre la magie d’un sujet touché par un support et inversement.
 Certains livres rendent cette proximité  manifeste, presque tangible. De tels ouvrages donnent à voir comme à sentir le  contact de l’encre – celle des mots, celle des images – et du papier, et  arrivent à faire de cette union du voir et du toucher l’essence même des idées  qu’ils contiennent. « Orné d’une empreinte par Raoul Ubac », le  recueil Jaillir saisir du poète et historien de l’art belge Philippe  Jones (1924-2016), de son vrai nom Philippe Roberts-Jones, conservateur en chef  des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, illustre doublement un tel  mariage. En lui-même d’abord, comme on tentera de l’analyser à partir de  l’édition de 1971. Ensuite par sa position au cœur d’un catalogue, celui des  éditions du Cormier, largement axé sur la collaboration entre poètes et plasticiens  et que les 75 ans de la maison permettront de célébrer avec plus d’éclat en  2024. 
   
    
    
 
   [1] Nous citons d’après : W. B. Yeats, Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection, présentation,  choix et traduction de Y. Bonnefoy, Paris, Gallimard, « Poésie », 1993,  pp. 179 et 181. Comme nous aurons besoin d’un détail (« rag-and-bone »,  littéralement : chiffons et os) que la traduction française restitue de  manière sémantiquement correcte mais lexicalement différente, voici la version  anglaise de la fin : « […] Now that my ladder’s  gone,//I must lie down where all the ladders start, // in the foul rag-and-bone  shop of the heart ».
[2] S. Mallarmé, Œuvres complètes, t. 2,  Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 215.
[3] Dans une tout autre perspective, morale plutôt  que littéraire, on lisait déjà chez Pascal : « En écrivant ma pensée,  elle m’échappe quelquefois. Mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que  j’oublie à toute heure, ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je  ne tiens qu’à connaître mon néant » (B. Pascal, Pensées dans Œuvres  complètes, Paris, Seuil, 1963, p. 589).