Ecritures protéiformes
- Blanche Delaborde, Benoît Glaude
et Pierre-Olivier Douphis

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« La parole dans la case, c’est une sorte de mise en abyme de l’espace scénique, c’est un rideau qui s’ouvre dans l’espace de scène ».
Pierre Fresnault-Deruelle [1]

« Manga » au Japon, « comics » ou « graphic novel » dans le monde anglophone, ou encore « tebeo » en Espagne et « fumetti » en Italie, la bande dessinée a pris depuis longtemps des tournures très diverses de par le monde, si bien qu’il est difficile d’en donner la définition la plus universelle possible. Nous nous contenterons ici de circonscrire notre objet aux « écritures graphiques » qui articulent des dessins en séquences narratives, le plus souvent accompagnés de textes. La bande dessinée est donc – aussi – une histoire d’écritures. Ecritures graphiques autant que textuelles, écritures protéiformes libérées de nombreux carcans au service de la narration (et même, quelquefois, de la non-narration). La bande dessinée se devait pour cela d’être le sujet d’un numéro entier de Textimage. Et, même si l’intérêt de ce médium ne peut pas être réduit à cette question, nous avons voulu regarder le texte plutôt que le dessin, ou plutôt le texte avant le dessin et, bien sûr, le texte dans ses multiples rapports avec le dessin. Car, tout en gardant à l’esprit que ces rapports ont déjà constitué un point important de la recherche consacrée au neuvième art, il nous est apparu que leur richesse est loin d’avoir été épuisée.

Dès 1970, l’article « Le verbal dans les bandes dessinées » [2] de Pierre Fresnault-Deruelle constituait un jalon essentiel pour la recherche sur le 9e art. Une recherche qui s’est par la suite dynamisée et internationalisée. Et ce malgré l’opposition entre les adeptes d’une exploration du « langage visuel » au détriment des espaces textuels et un petit nombre de linguistes et de traductologues préférant l’étude des discours verbaux aux dépens de leur contexte visuel, multimodal, narratif, médiatique et artistique. La compréhension de ces difficultés a récemment encouragé une approche interdisciplinaire des discours verbaux et des espaces textuels dans une tentative de réconcilier toutes les dimensions du neuvième art [3]. Ce numéro de Textimage suit ce mouvement, en accordant au texte l’attention qu’il mérite, mais sans le couper du contexte dans lequel il s’inscrit, c’est-à-dire la bande dessinée.

Dans le même temps, la création en bande dessinée n’a jamais cessé d’innover, que ce soit dans le Japon des années 1970, par exemple, avec le développement des mises en page multicouches [4] dans les mangas pour jeunes filles ou, depuis les années 1980 en Occident, avec la production foisonnante des romans graphiques. Le renouvellement constant des formats et des conventions narratives, y compris par des jeux d’influence entre pays et continents, offre sans cesse à la recherche de nouveaux objets d’investigation et d’analyse. Il nous a ainsi semblé intéressant d’étudier non seulement la place du texte dans les différents univers de la bande dessinée, mais aussi la forme même de ce texte, tant les auteur·rice·s  ce sont depuis longtemps ingénié·e·s à lui donner les aspects les plus divers.

Ce numéro de Textimage réunit ainsi onze articles, un entretien entre deux chercheurs, six comptes rendus d’ouvrages de recherche et un cahier d’artiste, qui abordent tous d’une manière ou d’une autre la question des espaces et des formes du texte dans les bandes dessinées. Ils répondent à l’appel à contributions que nous avions lancé, notamment auprès des membres de l’association La Brèche, réseau francophone de recherches sur la bande dessinée centré plus précisément sur les espaces du texte dans les bandes dessinées. Nous avions eu à l’époque le grand plaisir de voir de nombreux jeunes chercheurs et chercheuses y répondre. Malheureusement deux propositions très enthousiasmantes consacrées à des bandes dessinées asiatiques soumises par des chercheuses n’ont finalement pas pu être réalisées, pour des raisons extérieures à la volonté de chacun et de chacune. Il en résulte un numéro plus masculin et centré sur l’Europe et les Etats-Unis que nous l’aurions souhaité. Les différents textes réunis dans ce numéro présentent néanmoins une grande variété d’approches, tout en se répondant les uns aux autres. De plus, les périodes évoquées sont réparties de manière relativement équilibrée, du début du XXe siècle à aujourd’hui. Pour ce qui est des lieux de production des bandes dessinées analysées, si la plupart se concentrent sur des productions francophones ou anglophones, trois articles s’en démarquent en traitant respectivement de bandes dessinées espagnoles, allemandes et japonaises. Enfin, différents types de publication et de réception sont envisagés (presse, albums, recueils), ainsi que différents processus de transformation, tels que la traduction, l’adaptation littéraire ou l’exposition muséale, témoignant d’une attention importante portée à la matérialité du média. De façon remarquable, dans la plupart des articles, il s’est révélé impossible de traiter la problématique des espaces du texte en faisant abstraction de son articulation à la question des formes qu’adoptent ces textes et notamment des enjeux soulevés par les caractères d’écriture eux-mêmes.

Les contributions les plus centrées sur les dispositifs narratifs construisent leur analyse à partir de catégories de textes de bande dessinée définies généralement autant par leur fonction narrative que par leur disposition dans la page. Ainsi, Eric Bouchard, dans « Le phylactère : de porte-voix à porte-média », explore les fonctions du phylactère (également nommé « bulle ») en s’appuyant sur deux bandes dessinées récentes publiées aux Etats-Unis et en Angleterre, et montre comment il devient un espace d’énonciation, où, en plus du texte, peuvent être enchâssés divers constituants de la bande dessinée : signe, image, cases, voire planche. Anne Grand d’Esnon, dans « Le récitatif entre espace périphérique et décrochage déictique du texte : définitions, problèmes et usages atypiques », s’intéresse quant à elle à la catégorie du récitatif, en s’interrogeant sur les implications et la pertinence des définitions qui en ont été données jusqu’ici. En y confrontant deux exemples canoniques de la bande dessinée américaine des années 1980 et 2010, elle propose une nouvelle définition du récitatif dans une perspective narratologique qui prend notamment en compte les relations spatiales au sein de la planche. Blanche Delaborde, dans « L’ancrage des impressifs graphiques dans les mangas des années 1980-1990 », se penche quant à elle sur la catégorie textuelle communément désignée par le terme d’« onomatopées » et développe la question de leur ancrage dans l’espace diégétique et de leurs relations avec les conventions narratives qui le régissent.

 

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[1] Extrait de l’entretien avec Laurent Gerbier publié dans ce numéro.
[2] Pierre Fresnault-Deruelle, « Le verbal dans les bandes dessinées », Communications, n° 15, 1970, pp. 145-161 (en ligne. Consulté le 28 février 2022),
[3] Pour une bibliographie indicative des travaux sur le sujet qui nous occupe, nous renvoyons au site de La Brèche (Consulté le 16 mai 2022).
[4] Nous reprenons ici la formulation proposée par Thierry Groensteen dans Bande dessinée et narration, PUF, 2011, pp. 66-67.