Les illustrations d’Oudry, du moucheron
au pachyderme, une question d’échelle

- Marie-Claire Planche
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Fig. 1. A.-J. Deferth et J.-B. Oudry,
« Le Rat et l’Eléphant », 1756

Fig. 2. E. Fessard, J.-B. Oudry,
« Le Lion et le Moucheron », 1755

Le rat n’est pas toujours un allié, il peut aussi se faire moqueur, comme celui qui observe un pachyderme ralenti par son « équipage », avant de se voir dévoré par son pire ennemi : le chat (fig. 1). La fable met en présence des animaux que leur taille oppose comme les comparatifs d’infériorité et de supériorité le rappellent d’emblée :

 

Un Rat des plus petits voyait un Eléphant
Des plus gros, et raillait le marcher un peu lent
     De la bête de haut parage
     Qui marchait à gros équipage.
     Sur l’animal à triple étage
     Une Sultane de renom,
     Son Chien, son Chat et sa Guenon,
Son Perroquet, sa vieille, et toute sa maison,
     S’en allait en pèlerinage.
     Le Rat s’étonnait que les gens
Fussent touchés de voir cette pesante masse :
Comme si d’occuper ou plus ou moins de place
Nous rendait, disait-il, plus ou moins important.
Mais qu’admirez-vous tant en lui vous autres hommes ?
Serait-ce grand corps qui fait peur aux enfants ?
Nous ne nous prisons pas, tout petits que nous sommes,
     D’un grain moins que les Eléphants.
     Il en aurait dit davantage ;
     Mais le Chat sortant de sa cage,
     Lui fit voir en moins d’un instant
     Qu’un Rat n’est pas un Eléphant [11].

 

L’apologue raille la vanité en jouant sur les effets de proportions puisque le monumental éléphant se trouve grandi par ce qu’il transporte, métamorphosé en un « animal à triple étage ». Sa différence avec le rat qui le contemple depuis le sol est alors majorée, il gagne en volume et semble avoir l’importance que lui confère sa lignée, lui qui est « de haut parage ». Le gigantisme permet au rongeur de rappeler sa petitesse mais il a ignoré que du haut du dos de la « bête » un ennemi veillait : agile et preste le chat anéantit le rat et ses moqueries comme il l’aurait fait d’ordinaire. Ainsi la taille de l’éléphant ne semble être qu’un prétexte à l’élaboration d’un beau tableau dont l’illustrateur s’est emparé avec grâce (fig. 1). Dans un Orient recréé par les fabriques du décor et les costumes des hommes, le pachyderme va son train, portant d’un pas assuré l’élégant palanquin aux courbes rocailles qui abrite une sultane bien occidentale. Point de cage pour le chat, qui déjà a saisi sa proie ; la fin de la fable est exposée au premier plan et l’œil du spectateur se trouve guidé par le mouvement de la trompe qui désigne les plus petits animaux à terre. Si chacun trouve sa place dans le vaste paysage profond et vallonné, c’est bien l’éléphant qui domine la composition, non seulement par sa taille, mais aussi parce qu’il est disposé sur une diagonale. Le rat, quant à lui, aplati par le saut du félin qui s’arcboute, a nettement perdu en volume.

Les insectes ne sont pas rares dans les fables, mais comment donner corps à ceux qui, dans la nature, ne mesurent que quelques millimètres, surtout lorsqu’ils côtoient beaucoup plus grand qu’eux ? Le moucheron, affublé de termes péjoratifs par le lion [12], l’attaque, provoquant agitation et ire, jusqu’à ce que le roi des animaux perde tout contrôle et retourne sa colère contre lui dans une agitation comique où la maîtrise n’est plus de mise : le lion en vient à s’automutiler. La fable partage avec la précédente la question du pouvoir qui, si elle est liée à un important écart de taille entre les protagonistes, expose à quel point la petitesse déstabilise celui qui devrait être le plus fort. Le gênant moucheron se fond dans l’air, il agace, provoque avec une grande vivacité sans pourtant être repérable, puisqu’il est désigné par cette périphrase : c’est un « invisible ennemi » [13]. Face à l’agile insecte, les mouvements du lion sont vains et affichent son impuissance (fig. 2). Le moment de la lutte est dans le texte extrêmement dynamique et l’estampe figure le quadrupède désorienté. En outre, puisqu’il fallait donner corps au moucheron, c’est en juxtaposant deux instants qu’Oudry représente la folie féline et l’élan de la tournée entomologique triomphale brutalement ruiné. Tandis que le lion se débat encore, le moucheron qui :

 

[…] sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
     L’embuscade d’une araignée :
     Il y rencontre aussi sa fin [14].

 

La fin de la fable est lapidaire : deux octosyllabes suffisent à signifier l’arrêt du vol de l’insecte, qui est représenté par l’artiste accroché dans une toile régulièrement tissée entre les branches du maigre conifère ; elle est parfaitement visible et située juste au-dessus de la victime encore très agitée. L’incapacité du lion à voir son ennemi est figurée par sa posture, mais aussi par l’emplacement de la toile qui emprisonne le moucheron. Les deux temps de la narration sont ainsi condensés en un seul, donnant à voir la fin tragique du petit animal qui, bien que piégé, a su déranger le fauve en mettant à mal sa force et ses instincts chasseurs. Le moucheron capturé par l’araignée est plus grand que nature, il fallait le grossir quelque peu pour le rendre visible au spectateur. En cela il atteint une taille assez remarquable qui le distingue bien de l’arachnide toujours affairée [15].

 

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[11] « Le Rat et l’Eléphant » (VIII, xv), éd. 1755, vol. 3, p. 75, v. 11-31.
[12] « Le Lion et le Moucheron » (II, ix), éd. 1755, vol. 1, pp. 61-62. Un tableau d’Oudry figurant ce sujet a été exposé au Salon de 1737, comme l’indique le livret : « Sur la corniche. Le Lyon & le Moucheron, Fable tirée de La Fontaine, par M. Oudry, Académicien » (Explication des peintures, sculptures, et autres ouvrages de Messieurs de l’Académie royale, Paris, Jacques Collombat, 1737 p. 20). Le tableau exécuté en 1732 a été acquis pour le château royal de Stockholm en 1747. C’est une œuvre de grand format au décor minéral, huile sur toile, H. 1,89 m ; L. 2,53 m, Stockholm, National Museum, (voir un cliché en ligne. Consulté le 24 août 2021). Pour l’histoire de cette acquisition nous renvoyons à Marianne Roland-Michel, « Les achats du comte Tessin », Revue de l’art, 1987, n° 77, pp. 26-28 ; Oudry painted Menagerie : Portraits of Exotic Animals in Eighteenth-Century Europe, sous la direction de Mary Morton, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2007. Le sujet de la fable fut à plusieurs reprises traduit en tapisserie d’Aubusson pour orner des sièges au cours du XVIIIe siècle.
[13] « Le Lion et le Moucheron », v. 23.
[14] Ibid., v. 31-34.
[15] Donner de l’importance aux plus petits de cette fable fut un choix de Grandville, qui a proposé deux dessins pour l’édition de 1838 dans lesquels les effets de grossissement sont remarquables. La première composition exécutée à la mine de plomb figure au tout premier plan l’araignée dont la toile occupe un vaste espace, tandis que le moucheron plus petit mais très visible s’affaire à agacer le lion renversé. Le second dessin, exécuté à l’encre, métamorphose l’insecte en une grande mouche dressée sur ses pattes dont la victoire sera brève puisqu’il commence à pénétrer dans la toile de son ennemie ; le lion est quant à lui relégué au second plan, sur le dos, les pattes en l’air (Grandville, Dessins des fables de La Fontaine, première suite, feuillets 55 et 56). Les dessins préparatoires à l’édition sont conservés dans deux albums à la bibliothèque municipale de Nancy, ils contiennent respectivement cent quatre-vingt-seize et cent quarante-six dessins ; ils visibles en ligne ici et ici (consultés le 24 août 2021).