Des appropriations (in)conscientes d’elles-mêmes ?
    
   Dans la préface de son édition parue en 1900, Jules  Berthet, « ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, Agrégé des Lettres,  Professeur au Lycée Condorcet » [135], décrète pour expliquer son choix de quarante-huit  illustrations d’Oudry:
    
   Nous avons mis avant quelques-unes de ces fables  une gravure qui en expose le sujet. Nous y étions autorisé par La Fontaine  lui-même qui a fait illustrer les fables de ses trois recueils. On pouvait même  être tenté de reproduire les images des éditions originales ; mais elles  ne soutiennent pas la comparaison avec les jolies gravures qu’à composées Oudry  pour l’édition in-folio 1735-1759. Nous avons choisi parmi ces dernières :  elles ne perdent rien à la réduction que leur impose le format de ce volume.  Nous espérons qu’on examinera avec plaisir cette interprétation de La Fontaine  par l’art du XVIIIe siècle [136].
    
   L’argument est exclusivement esthétique et semble – ou en  tout cas se publie comme – fondé sur le goût de l’éditeur, établi en critère de  distinction et de validation. Or, il n’est pas anodin de remarquer que  quatre-vingt-quinze-ans plus tard, un autre éditeur, académicien, réactualisera  ce choix en invoquant des raisons similaires, tout en érigeant les gravures  d’Oudry en véritables garantes de l’« esprit » lafontainien. Il est assez  étrange, de prime abord, de légitimer le choix d’un graveur travaillant plus  d’un siècle après La Fontaine pour transcrire l’intentionnalité de l’auteur et  la vérité de l’œuvre. C’est pourtant ce que fait Marc Fumaroli. Si sa première  édition des Fables, parue en 1985 à l’Imprimerie Nationale, était  accompagnée d’illustrations de Marie Hugo [137] (arrière-petite-fille du poète national), la  réédition de 1995 dans la Pochothèque [138] était accompagnée  des illustrations d’Oudry. Comme l’a récemment rappelé Marc Escola :
    
   Quant à l’édition de l’Imprimerie nationale  (1985) reprise dans « La Pochothèque » (1995), l’on sait que Marc Fumaroli  a fait le choix anachronique des « gravures de Jean-Baptiste Oudry »  datées « 1783 » en page de titre – leur première impression remonte en réalité  à l’édition parue chez Desaint et Saillant entre 1755 et 1759, mais les  graveurs Cochin et Tardieu ont procédé d’après des dessins exécutés vingt ans  plus tôt, entre 1729 et 1734. L’académicien s’est d’abord dispensé de toute  explication quant à cette préférence ; il a fallu attendre une « Note sur  l’illustration des Fables »  tardivement adjointe à une nouvelle réédition pour en découvrir les raisons [139].
    
   De fait, la seule mention d’illustrations dans l’édition  de la Pochothèque se trouve sur la page de titre [140] et dans  la bibliographie, et pourtant Fumaroli donne une introduction de cent-trois  pages. De plus, l’académicien ne cite pas le livre de Bassy en bibliographie  alors qu’il consacre à la question une sous-section intitulée « Sur  l’illustration des Fables » [141]. Ajoutons à cela que, comme de juste, « le  texte de la présente édition est celui de l’édition Barbin 1692-1694, la  dernière revue par La Fontaine » [142], et l’on pourrait raisonnablement ranger cette  édition parmi celles procédant à l’invisibilisation des images s’il n’y avait  la « Note sur l’illustration des Fables », que M. Escola date  de 2009. Or, cette mise au point se trouve dès 1995, de façon plus explicite  encore, dans la préface que l’académicien rédigea pour l’édition d’André  Versaille [143], qu’il présente en ces termes :
    
   La somme lafontainienne rassemblée par André  Versaille restera sans doute comme l’une des contributions les plus avisées et  utiles aux célébrations du tricentenaire de La Fontaine. Grâce à André  Versaille, l’étudiant, le professeur de lettres, l’amateur, le curieux,  l’amoureux de La Fontaine, vont maintenant disposer dans un même volume non  seulement de l’ensemble des œuvres du poète, mais aussi de textes et de  documents inédits ou peu connus, de données biographiques nouvelles que, depuis  Walckenaer au début du XIXe siècle (le second siècle lafontainien), les maîtres  des études sur le poète, notamment Pierre Clarac, Georges Mongrédien, Louis  Petit et Jean-Pierre Collinet, ont réunis pour mieux faire comprendre le sens  d’une œuvre et mieux dessiner la personnalité d’un auteur complexe entre tous, et  plus que tout autre enveloppé de légendes. Cet instrument de travail se lira  aussi, pour le plaisir, comme une biographie littéraire par les textes, mais  une biographie vraiment littéraire : elle ne s’arrête pas avec la mort du  poète [144].
    
   Et en effet, l’approche  de Versaille est biographique à l’extrême en ce qu’elle élimine complètement la  logique iconique : pas une seule image en mille-six-cent-quarante-cinq  pages (!), sans compter que le livre de Bassy ne figure même pas dans la  bibliographie car « la bibliographie de La Fontaine est immense. Pour  cette raison, cette bibliographie se limitera aux ouvrages les plus importants  ainsi qu’à ceux disponibles » [145]. Or, cette absence  s’explique par le fait que Versaille se réfère à Fumaroli pour les images,  lequel exprime sa position de la sorte :
    
   Le XVIIIe siècle a idolâtré les Contes et les Fables. Il vu à juste titre dans ces deux chef-d’œuvre la poétique  fondatrice de l’art « rocaille » français. Les illustrations de  Fragonard pour les Contes, et d’Oudry  pour les Fables, attestent cette  harmonie préétablie entre le goût le plus délicat du siècle de Louis XV (qui  n’est pas seulement le « siècle des Lumières ») et cette  « naïveté » savante du poète qui, sous Louis XIV, avait échappé au  « grand goût » de Versailles [146].
     
   Les illustrations  servent ainsi au critique d’instrument de légitimation de l’idée de classicisme  à la française, couvrant XVIIe et XVIIIe siècles, cette lecture téléologique  (« harmonie préétablie ») débouchant sur un discours volontiers  passéiste :
     
    Il est réconfortant d’observer enfin que, dans  le sinistre XXe siècle, par le concours d’écrivains tels que Gide, Valéry,  Larbaud, et de grands érudits que j’ai déjà cités, l’appétit pour La Fontaine,  jusque-là concentré sur les Contes et  sur les Fables, s’est étendu aux  parties de l’œuvre que l’on avait pu croire mortes (…). Peu à peu, dans le  crépuscule qui est descendu sur nos Lettres, une étrange lumière s’est faite et  s’est accrue autour du poète, illuminant et glorifiant toute son œuvre, dont le sens et la sonorité originels n’ont  peut-être jamais été perçus avec autant d’acuité qu’aujourd’hui. On aurait pu  craindre, au-dessus de notre scène de plus en plus nocturne, devant notre  sinistre festin de Dom Juan aux abois, un Commandeur moins souriant et plus  vengeur que celui-là [147].
     
   
    
    
 
   [135] Jean de La Fontaine, Fables  et Choix de Poésies Diverses, éd. Jules Berthet, Paris, Librairie  d’Education nationale, « Nouveaux classiques français illustrés »,  1900, page de titre.
[136] Ibid., p. 6.
[137] Jean de La Fontaine, Fables, 2 t., éd. Marc  Fumaroli, Paris, Imprimerie Nationale, « Lettres françaises », 1985.
[138] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Marc Fumaroli,  Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 1995.
[139] M. Escola, « L’imagination de la fable. Les Fables choisies de La Fontaine mises  en vignettes par François Chauveau », art. cit., p. 708.
[140] « Avec les gravures de J.-B. Oudry  (1783) » (La Fontaine, Fables, éd. Marc Fumaroli, 1995).
[141] Ibid., p. CXIX.
[142] Ibid., p. CV.
[143] Jean de La Fontaine, Œuvres. Sources  et postérité d’Esope à l’Oulipo, éd. André Versaille, préf. Marc Fumaroli,  Paris, Editions Complexe, 1995 (réédité à l’identique sous le titre Fables  et Contes en 2018 dans la collection « Bouquins » des éditions  Robert Laffont).
[144] Ibid., p. V.
[145] Ibid., p. 1634.
[146] Ibid., p. VI.
[147] Ibid.