Ecrire sur un artiste de son choix : le principe de la collection  « Musées secrets », dirigée par Catherine Flohic [1] et aujourd’hui à l’arrêt, était fort simple. Le  texte de l’écrivain devait être illustré selon une maquette fixe. Dans cet  ensemble de textes « imagés », pour reprendre la belle expression  d’Elsa Triolet [2], il  s’agissait d’écrire d’emblée, dès l’invitation à rejoindre la collection, au  sujet d’un peintre et à partir d’œuvres visuelles… « Au sujet de » ou  « à partir de » : la syntaxe oscille ici, et, comme souvent  lorsqu’on aborde les productions intermédiales, la frontière se brouille entre  ce qui relève de la genèse et le travail de documentation. Les aspects concrets  du processus de création demeurant le plus souvent mystérieux, seule subsiste  une ambition éditoriale claire.
 Le  titre de la collection, « Musées secrets », renvoie à la notion de  « musée imaginaire » lancée par Malraux, en particulier à la façon  dont la reproduction d’œuvres d’art crée un rapport à l’art plus personnel,  plus intime. Le terme « musée » génère une illusion de l’unité, comme  le souligne Georges Didi-Huberman au sujet de l’utopie malrucienne, soulignant  que tout musée, même imaginaire, vise une « unité géographique,  c’est-à-dire “mondiale”, et historique, c’est-à-dire “intemporelle” » [3].  Toutefois, avec son pluriel – « musées » –, la collection semble  également insister sur la multiplicité des regards sur l’art et sur la  singularité de chaque écrivain dans son rapport au visuel. « Les  singuliers » est d’ailleurs le titre d’une autre collection de Catherine Flohic, ensemble de biographies illustrées d’auteurs qui sont des  « autoportraits » [4] en même  temps que des musées personnels.
 Pour nous pencher sur la question de la « genèse  imagée », il nous a paru pertinent de réfléchir à l’échelle d’une  collection, qui permet, grâce à la mise en série, de mieux percevoir les jeux  de variations et les effets d’attente, et de faire émerger des constantes. La  collection est en effet un « espace intermédiaire » [5] particulièrement riche, entre auctorialité d’auteur  et d’éditeur. Dans leurs travaux sur les collections biographiques illustrées,  Mathilde Labbé et David Martens ont maintes fois souligné la dimension  collective de toute collection éditoriale et la façon dont un livre s’inscrit  dans un ensemble qui le dépasse [6]. L’entrecroisement des énonciations et la complexité  de leur auctorialité rendent passionnante l’étude des collections.
 Si celle-ci  présente en effet de nombreux avantages pour le commentateur, le simple lecteur  court le risque de l’ennui dans sa lecture extensive : la répétition des  mêmes schémas lasse et on voit souvent percer sous la singularité des textes  des récurrences, voire un cahier des charges. Or, « Musées secrets »  ne lasse pas : sa souplesse éditoriale est telle que l’on voit se déployer  au fil des livres une grande variété de relations possibles entre écriture et  images. Il nous semble préférable ici de parler de relation entre écriture et  images plutôt qu’entre texte et image, car étudier les rapports texte/image,  c’est appréhender un résultat, ce qui se trouve sur une page ou une double  page, les équilibres à l’échelle d’une microstructure comme à l’échelle d’un  livre, alors qu’étudier les relations entre écriture et images, c’est se situer  du point de vue de la genèse et de l’avant-texte [7].
 La  collection « Musées secrets » appartient aux objets hybrides, ensemble  à la fois verbal et visuel, où l’image est effectivement coprésente au texte,  selon les classements proposés par Bernard Vouilloux [8]. Dans  cet ensemble, plusieurs cas ont fait depuis longtemps l’objet d’études  détaillées, par exemple la critique d’art ou l’écriture ekphrasistique.  « Musées secrets » se situe entre ces deux pôles sans s’y rattacher  complètement : il ne s’agit pas pour les auteurs de se faire critique  d’art même si le but est d’écrire sur l’art et il ne s’agit pas plus de décrire  des œuvres visuelles même si certains auteurs en passent par là pour s’inscrire  dans le projet global de « Musées secrets ». Du côté de l’éditrice,  la commande est vue comme une « carte blanche », une opportunité donnée  à l’auteur, et même, souvent, une parenthèse qu’elle lui offre [9]. Les  textes de la collection en disent finalement moins sur l’art ou sur l’artiste  choisi que sur l’écrivain puisque chaque livre dévoile un regard sur l’image,  une façon de les appréhender. « Musées secrets » permet donc de se  pencher sur les genèses imagées d’écritures singulières et d’examiner la grande  variété des façons de « dire l’image » [10]. Le présent travail ne s’inscrit pas dans la génétique éditoriale au  sens strict faute de matériel disponible, mais il ambitionne de réfléchir  à ce qu’« écrire à partir d’images » veut dire en analysant d’abord  l’ambition de la collection, puis les différents types de discours qui y sont  utilisés et enfin le rôle spécifique de l’illustration [11].
  
 Des livres qui sont  « de vraies rencontres »
  
    La  collection « Musées secrets » est lancée au début des années 1990 au  sein de Flohic éditions par Catherine Flohic et son mari, qui constataient que,  dans la revue d’art contemporain dont ils s’occupaient (Eighty puis Ninety), les  textes d’écrivains étaient souvent les plus intéressants. L’ambition était  alors de faire se « croiser » des artistes et des écrivains qui ne se  situaient pas forcément dans des univers proches. Soucieuse de « provoquer  de vraies rencontres » et d’« éviter l’écueil des écrits sur l’art » [12], l’éditrice Catherine Flohic a alors proposé  à des auteurs  qu’elle aimait d’écrire sur un artiste de leur choix. La seule  contrainte était le respect du format de la collection (40 000 signes) et  la présence des images à chaque double page dans une maquette fixe comprenant 32  images. Après des débuts dans un large format, de type album (comme le Georges de La Tour de Pascal Quignard,  sorti en 1991), Catherine Flohic choisit d’adopter un nouveau format en 1995  (14 x 20,5 cm) qui « correspond davantage à  l’intimité d’un musée secret » estime le journaliste Alain Salles [13]. Les images sont toujours mises à l’honneur  puisque reproduites en couleur sur du papier épais et glacé, mais le format est  davantage celui d’un livre qu’on lit que celui d’un livre qu’on feuillette.
 Ce  dispositif iconographique et le péritexte montrent qu’il s’agit de livres sur des artistes, dont le sujet est, en  général, un peintre : à la fin de chaque opus, on trouve en effet la  biographie de l’artiste et la liste des œuvres reproduites sous le titre  « muséographie ». Si le sujet est clair, l’auctorialité l’est aussi,  comme le montre, encore, le péritexte : sur chaque couverture, le nom de  l’auteur du texte est placé en haut et le nom de l’artiste, en plus petit, se  situe au-dessous de la reproduction (fig. 1). Le titre du livre n’est  jamais le titre d’un tableau, mais bien le titre du texte. En quatrième de  couverture, on trouve la biographie de l’auteur et non de l’artiste. Il s’agit  donc dans ces livres de textes littéraires portant sur des œuvres peintes ou  sculptées, par exemple celles de Vermeer, de La Tour, de Brueghel, de Hopper ou  encore de Giacometti.
 
    
    
 
 
   [1] La collection « Musées secrets » a été publiée par les  éphémères éditions Flohic. Catherine Flohic sera ensuite la créatrice des  éditions Argol,  spécialisée dans les entretiens, les rapports entre art et littérature et la  poésie contemporaine.
[2] E. Triolet, Ecoutez-voir, Paris, Gallimard, 1968, préface « Du titre de ce  roman », p. 7. Dans La Mise en mots, elle  parle aussi de « naissance  simultanée du texte-image » (E.  Triolet, La  Mise en mots, Paris/Genève, Skira, « Les Sentiers de la création »,  1969, p. 115).
[3] G. Didi-Huberman, « L’art remonte  l’histoire (à propos du musée imaginaire) », dans Interpositions. Montage d’images et production de sens, sous la direction  d’A. Beyern, A. Mengoni et A. van Schöning, Paris, Maison des  sciences de l’homme, « Passages/Passagen », 2015, p. 104.
[4] O. Cornuz, « Une expérience vivante de l’écrit :  rencontre avec Catherine Flohic », dans Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires, sous  la direction de D. Martens et Chr. Meurée, Bruxelles, Les Impressions  Nouvelles, 2014, p. 140. Dans cet entretien, Catherine Flohic évoque aussi  la collection « Musées secrets » qui lui a donné envie d’approfondir  le dialogue avec les écrivains dans des livres d’entretiens.
[5] J.  Lefort-Favreau, « La collection comme espace intermédiaire »,  conférence à l’invitation du groupe de recherche sur les collections  éditoriales (sous la direction de David Martens), 28 septembre 2017, KU Leuven.
[6] Par  exemple « ces ouvrages sont des productions qui  s’affichent comme collectives en raison du principe même de la collection », D. Martens et M. Labbé,  « Les collections de monographies illustrées : des  sociabilités littéraires à la pluri-auctorialité », dans « Une fabrique  collective du patrimoine littéraire (XIXe-XXIe siècles).  Les collections de monographies illustrées » / “A collective factory of  literary heritage (XIXth-XXIst centuries): The  collections of illustrated monographs”, Mémoires du livre / Studies in Book Culture, sous la direction de D.  Martens et M. Labbé, vol. 7, n°1,  2016  (en ligne. Consulté le 8 avril 2021). Outre le rôle du directeur de collection et des  différents acteurs, ils ont souligné aussi l’importance des sociabilités  littéraires, au point de faire des collections de biographies illustrées  « des microcosmes du champ littéraire » (p. 16).  Voir aussi l’introduction  d’Ivanne Rialland au volume collectif Critique  et medium : « La collection éditoriale », dans Critique & médium (XXe-XXIe  siècles), sous  la direction d’I.  Rialland, Paris, CNRS Editions, 2016, pp. 201-212  (en ligne sur le site Fabula.org. Consulté le 8 avril 2021).
[7] Dans la typologie de « l’activité  imageante » que proposait Bernard Vouilloux, nous nous situons donc  « [e]n amont, au stade de la production du texte » quand « le  travail d’écriture est (…) enclenché par un flux d’images, de représentations  mentales » (B. Vouilloux, « Texte et image ou verbal et visuel ? »,  dans Texte/Image. Nouveaux problèmes,  Actes du Colloque international, sous la direction de L.  Louvel et H. Scepi (Cerisy-la-Salle, 23-30 août 2003), Rennes, Presses  universitaires de Rennes, 2005, pp. 24-25).
[8] B. Vouilloux,  « Textes et images : esquisse d’une typologie », dans Texte,  Image, Imaginaire, sous la direction de J-L. Tilleul, M. Watthee-Delmotte,  Paris, L’Harmattan, 2007, « Structures et pouvoirs des imaginaires », pp. 31-42.
[9] Entretien  téléphonique avec Catherine Flohic, 24 juin 2020. 
[10] B.  Vouilloux, « Du figural iconique », Poétique,  n°146, 2006, pp.  131-146.
[11] Ce travail appartient ainsi à notre projet de  recherche plus vaste intitulé HANDLING qui vise à étudier le maniement, la  manipulation et la manutention des images par les écrivains de la fin du XIXe siècle à nos jours (projet financé par l’ERC « Starting Grant » n°  804259 de 2019 à 2024). (en ligne. Consulté le 2 septembre 2020).
[12] Catherine Flohic : « la collection est un espace de liberté dont  la seule contrainte est la longueur », dans A. Salles, « Flohic, entre arts et lettres », Le Monde, 9 mars 2001 (en ligne. Consulté le 8 avril 2021).
[13] Ibid.