La Chambre claire : genèse iconographique
d’un album. Du romanesque au politique

- Magali Nachtergael
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Fig. 6. « Alexander Gardner, 1821-1882. Ci-contre :
Portrait de Lewis Payne, 1865 » et
« George Washington Wilson, 1833-1893. Ci-dessus :
La Reine Victoria, 1863 »
Le Nouvel Observateur, Spécial Photo, novembre 1977

Ces cahiers hors-série ont été publiés par Robert Delpire, galeriste, publicitaire et surtout éditeur photographique reconnu avec lequel Barthes avait fait l’album d’André Martin, La Tour Eiffel, en 1964. Leur particularité est d’être pliés en format A4 pour devenir des grands formats richement illustrés, dans une maquette en noir et blanc sobre et distinguée, loin de la photographie de presse. Le discours qui accompagne les images participe d’une légitimation esthétique, critique et théorique bien plus évidente et la photographie se présente comme un art historique et culturel. Les plumes qui signent les articles sont celles de spécialistes, intellectuels ou artistes reconnus : Michel Frizot, historien de la photographie, Jean-François Chevrier, auteur en 1982 d’un Proust et la photographie aux éditions de l’Etoile, Danièle Sallenave, Susan Sontag, Gilbert Lascault, Pierre Zucca, Italo Calvino, Julio Cortázar, etc. Le second numéro, que Barthes exploite, a pour thématique générale « Ecriture et photographie » : il contient notamment un texte composé d’extraits de la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin, abondamment illustré [39].

Ce dernier jette un autre jour sur les liens qu’entretient Barthes avec la théorie photographique de Walter Benjamin, qu’il ne mentionne pas [40]. Pourtant cinq clichés ont été empruntés à l’illustration d’un florilège de la Petite histoire de la photographie (1931) du philosophe allemand, compilé dans le Spécial Photo n° 2 et renommé pour l’occasion, « Les Analphabètes de l’avenir » [41]. L’article est illustré de bien d’autres photographies de portraitistes du XIXe siècle ou plus récents : un autoportrait conjoint de l’artiste David Octavius Hill et du chimiste Robert Adamson (1843), des portraits de la société puritaine de la Nouvelle-Angleterre par Albert Sands Southworth et Josiah Johnson Hawes, une mise en scène anonyme d’une famille devant un paysage de mer sur toile vers 1910, un cliché de la petite Irène MacDonald, en juillet 1863, par Lewis Carroll, un autre de F. Holland Day par Edward Steichen en 1901 intitulée Solitude, ou encore Deux petits campagnards par August Sander en 1931.

Quelles sont les images que Barthes extrait de ce corpus illustratif pour les faire siennes ? Dès les premières pages du texte de Benjamin, surgit le Portrait de Lewis Paine (sic) par Alexander Gardner, condamné à mort en 1865 pour avoir conspiré contre le secrétaire d’Etat de Lincoln [42] : « la photo est belle, le garçon aussi… » [43], commente Barthes à son sujet, mêlant regard esthétique et homoérotique (fig. 6). Tout le contraire du portrait de la reine Victoria par George Washington Wilson en 1863, pour Barthes : « entirely unaesthetic… » [44]. Dans ce corpus qui entoure le texte de Benjamin, Barthes emprunte « Portrait de famille » (1926) de James Van der Zee et Savorgnan de Brazza (1882) par Nadar, en compagnie de ses deux mousses congolais [45]. Dans le même numéro, plus loin, apparaît William Casby, né esclave (1963) par Richard Avedon [46] et les Débiles dans une institution, New Jersey (1924) par Lewis H. Hine [47]. A regarder les images de plus près dans leur contexte, tout laisse à penser que les légendes qui accompagnaient les images ont contribué à convaincre Barthes de ses choix, allant vers l’idée d’une lecture « sous influence ».

Par exemple, le texte d’accompagnement du portrait de la Reine Victoria fournit ce que Barthes nomme le studium de l’image, sens commun dénoté par l’image : « à la bride, John Brown en kilt, empêchant respectueusement la monture de bouger, allégeance qui dut aller droit au cœur des descendants de Rob Roy » [48]. Plus subtilement, dans le portrait de Savorgnan de Brazza, un détail avait frappé l’équipe de rédacteurs du Spécial Photo : Barthes profite de cette aspérité dans l’image pour nuancer et développer ce qu’il appelle, en complément du studium, le punctum (point, blessure) de l’image, « un détail qui m’attire » [49], explique Barthes. Comparons la version du Spécial photo [50] : « Le moins qu’on pouvait quand même attendre, c’est la main du bon Brazza sur l’épaule du gentil congolais. Au lieu de quoi on a … la main du Congolais sur la cuisse de Savorgnan » [51] à celle de Barthes : « l’un des deux mousses, bizarrement, a posé sa main sur la cuisse de Brazza ; ce geste incongru a tout pour fixer mon regard, constituer un punctum » [52]. Le texte de Barthes dialogue directement avec le commentaire du Spécial Photo, qui avait guidé le regard du lecteur-spectateur dans une observation minutieuse de l’image. La thématique du masque est reprise, puis déployée par Barthes, à partir de la légende du William Casby, né esclave : « Beauté angoissante de celui qui dut, une vie durant, adapter un masque à son vrai visage enfoui » [53], développée dans La Chambre claire : « L’essence de l’esclavage est ici mise à nu : le masque, c’est le sens, en tant qu’il est absolument pur » [54].

Cette brève comparaison montre que les images du Spécial Photo mais aussi l’appareil critique ont contribué au choix final de Barthes et participé d’une réappropriation du texte de Benjamin via la photographie pour la redéployer dans un autre espace de discours. Témoignant du parcours d’un regard dans une bibliothèque et un corpus de presse contemporain, la pensée photographique de Barthes n’en reste pas moins résolument singulière. En mettant en avant la photographie privée, il privatise à son tour les clichés publics pour les faire entrer dans une philosphère visuelle. Ce procédé similaire à celui qui a présidé à l’écriture des chroniques qui composent Mythologies correspond à la fois à un « roman de regardeur » [55], pour reprendre une expression d’Anne-Cécile Guilbard et à une mise en scène des obsessions barthésiennes pour la théâtralité, la mise à distance d’un contemporain trop violent mais aussi la visibilité des opprimés, sans-voix et marginalisés qui trouvent dans La Chambre claire un espace ouvert à la recomposition d’une autre histoire de la photographie, autour d’une famille de laissés pour compte et orphelins, dont Barthes se sent lui aussi, dans le deuil de sa mère, faire partie.

 

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[39] Le troisième numéro (dernier que Barthes a pu avoir en main) produit également deux textes de références importants : J.-F. Chevrier et J. Thibaudeau, « Une inquiétante étrangeté », Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors série n° 3, juin 1978, pp. 4-15 ; I. Calvino, « L’apprenti-photographe », trad. de l’italien par F. Sallenave, Ibid., pp. 16-22 puis pp. 28-31.
[40] Sa seule mention identifiée se trouve dans un entretien avec Angelo Schwarz, en 1977, et elle reste très vague : « Il a peu de grands textes de qualité intellectuelle sur la photographie. J’en connais peu. Il y a le texte de Walter Benjamin, qui est bon, parce qu’il est prémonitoire » (R. Barthes, « Sur la photographie [Le Photographe, 1977-79] », entretien avec Angelo Schwarz, Œuvres complètes, t. 5, Op. cit., p. 932). Dans une note, il précise ensuite que depuis, les livres de Susan Sontag et Michel Tournier ont pallié cette lacune théorique.
[41] W. Benjamin, « Les analphabètes de l’avenir », Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors-série n° 2, novembre 1977, pp. 6-25. Sur les liens entre Barthes et Benjamin, voir K. Yacavone, Benjamin, Barthes and the Singularity of Photography, Londres, Continuum, 2012.
[42] Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors série n° 2, Op. cit., p. 10.
[43] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 147.
[44] Ibid., p  92 : « ‘Queen Victoria, entirely unaesthetic…’ (Virginia Woolf) », Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors série n° 2, Op. cit., elle apparaît en page 11, face à Payne.
[45] Ibid., respectivement p. 18 et p. 13.
[46] Ibid., p. 22.
[47] Ibid., p. 32. La photographie illustre un texte de J.-F. Chevrier et J. Thibaudeau, « Réflexions sur le portrait photographique », Ibid., pp. 26-41.
[48] Ibid., p. 11.
[49] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 71.
[50] Robert Delpire, qui dirige les numéros, est aidé d’un groupe de collaborateurs : Bernard Cuau, Barbara Nagelsmith, André Arnol, Françoise Mercier, Francis Pénaus et Robert Sadoux. Les légendes ne sont pas signées.
[51] Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors-série n° 2, Op. cit., p. 12.
[52] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 84.
[53] Le Nouvel Observateur. Spécial Photo, hors série n° 2, Op. cit., p. 21.
[54] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 61.
[55] A.-C. Guilbard, « Le roman du regardeur en 1980 : Barthes, Guibert », dans Littérature et photographie, sous la direction de L. Louvel, D. Méaux, J.-P. Montier et Ph. Ortel, Rennes, PUR, 2008, pp. 259-276.