L’illustration comme dispositif
- Jan Baetens
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L’illustration aujourd’hui : quelques réflexions méthodologiques

 

Toute réflexion sur l’illustration doit commencer par un rappel de la célèbre thèse de Roland Barthes dans un article de 1961 sur le « message photographique » :

 

[…] Le texte constitue un message parasite, destiné à connoter l'image, c’est-à-dire à lui « insuffler » un ou plusieurs signifiés seconds ; autrement dit, et c’est là un renversement historique important, l'image n’illustre plus la parole ; c’est la parole qui, structurellement, est parasite de l’image (…) autrefois, l’image illustrait le texte (le rendait plus clair) ; aujourd'hui, le texte alourdit l’image, la grève d’une culture, d’une morale, d’une imagination [1].

 

Cette prise de position en faveur d’un nouveau rapport de forces entre texte et image est courageuse et féconde, mais elle n’est ni révolutionnaire ni même inédite. Elle prend acte d’une mutation fondamentale dans le journalisme, de plus en plus dépendant de l’information visible. Mais elle ne touche guère à la fonction illustrative, quand bien même le centre de gravité bascule du texte à l’image. Que le texte illustre l’image ou que ce soit l’inverse, la logique profonde du binôme illustré/illustrant et, plus généralement, de l’illustration comme adjuvant, n’est en rien modifiée. De plus, Roland Barthes s’interroge assez peu, du moins ici, sur la diversité interne de la fonction illustrative, sauf en des termes relativement métaphoriques (« éclairer » versus « alourdir »), alors que le rapport illustratif dépasse la seule fonction d’explicitation, que ce soit pour alléger ou surcharger.

Dans d’autres textes, Barthes multipliera les propositions pour spécifier le rapport entre texte et image : fonction d’ancrage opposée à la fonction de relais, troisième sens, punctum et studium, notamment. Mais l’illustration en tant que telle et le champ des possibles qui s’ouvrent à l’intérieur de cette pratique textuelle n’ont jamais été pour lui un sujet prioritaire. C’est donc plutôt vers d’autres chercheurs qu’il convient de se tourner, par exemple en histoire de l’art ou en histoire du livre, mais aussi, plus récemment, en études intermédiales, pour trouver des alternatives à la lecture traditionnelle de l’illustration bousculée par Barthes dans « Le Message photographique ».

Quitte à simplifier à l’excès un champ d’une complexité vertigineuse, et en l’attente du nouvel ouvrage de référence de Philippe Kaenel et Hélène Védrine [2], on peut dire que les études de l’illustration se développent essentiellement selon trois axes, qui, en pratique, se chevauchent sur bien des points.

 

(a) Axe médiatique

 

Le premier axe est médiatique. Si l’on admet que le texte et l’image relèvent de deux médias différents, ce qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions [3], comment peut-on analyser le type de rapports qui se nouent au moment de leur rencontre, et ce du point de vue purement technique ? Une rapide analyse dégagerait ici trois possibilités.

D’abord la simple juxtaposition, qui suppose que le texte et l’image peuvent exister indépendamment l’un de l’autre. Il s’agit, au fond, de la situation de l’illustration conventionnelle : on ajoute une image au texte, qui certes enrichit, voire modifie le texte en question, mais dont la présence n’est pas absolument indispensable. Un bon exemple, qui souligne d’emblée que le principe de la juxtaposition est moins un trait intrinsèque qu’un effet de réception – et qu’il ne faut surtout pas y voir un pis-aller, une sorte de degré zéro de l’illustration ! – est Louons maintenant les grands hommes [4], le livre cosigné par l’écrivain James Agee et le photographe Walker Evans, où texte et image, pourtant intimement soudés, préservent leur propre indépendance : les photos d’Evans se groupent en séries non légendées qui précèdent un texte n’y faisant pas explicitement allusion. Aussi la postérité de cette œuvre, d’abord conçue comme un article (commandé mais non retenu par le magazine Fortune), puis publiée sous forme d’un livre (à peine remarqué au moment de sa première publication en 1941 et lu seulement, mais avec quel succès, lors de sa réédition au début des années 60), est-elle triple, car à côté de l’ouvrage photographiquement illustré, le texte d’Agee et les photos d’Evans ont commencé à vivre de manière autonome.

Le second type est l’intrication, qui concerne les articulations où il s’avère impossible de scinder texte et image sans nuire gravement à la forme comme au contenu des deux types de signes. Une fois de plus, le critère décisif est bien la réception, non la structure interne de la composition. On peut opposer ainsi Nadja d’André Breton [5], où la séparation du texte et de l’image serait clairement nocive aux deux parties du livre (la présence de légendes ainsi que le rappel des folios indiquent clairement que la solidarité de l’écrit et de la photographique est très forte), aux livres de W.G. Sebald, qui passent pour avoir révolutionné le rôle des illustrations dans le discours romanesque, mais dont certaines traductions omettent… les images. L’intérêt du travail de Sebald est sans doute d’avoir combiné deux régimes d’écriture et de lecture apparemment antagonistes : d’une part l’impossibilité de l’intrication, car les images ne « collent » pas au texte, et d’autre part l’impossibilité de la juxtaposition, car n’importe quel lecteur sent bien que l’exclusion des images conduit à une véritable mutilation du texte. Que les mêmes formes puissent avoir des fonctions et des lectures très différentes, est d’ailleurs un phénomène ancien, si ce n’est universel. Il suffit de penser par exemple au traitement de la légende dans les gravures de Cham ou de Daumier : pour le premier, qui rédigeait ses propres légendes, le texte fait vraiment partie de la figure d’ensemble ; pour le second, hostile à la légende, que généralement il acceptait de faire écrire par d’autres, l’image était censée parler seule, même en présence d’une légende, voire en dépit d’elle [6].

Une troisième possibilité enfin – mais peut-être touche-t-on ici à une limite qui dépasse le domaine de l’illustration proprement dite – est la fusion, qui renvoie aux articulations où la différence même entre les médias du texte et de l’image tend à s’estomper. Un incipit enluminé, où une illustration se niche au sein d’une lettre capitale elle-même déjà fortement traitée en image, en serait ici l’exemple traditionnel, mais la typographie moderne en a multiplié les variantes.

On l’aura remarqué : l’analyse dite médiatique vise essentiellement la question des types de signes et de leurs frontières pratiques. Elle ne s’interroge pas sur la théorie du signe ou des médias, mais se penche sur le fonctionnement de certaines rencontres pour mieux distinguer un certain nombre de possibles au sein de la catégorie générale de l’illustration. Il importe de rappeler aussi que les concepts de juxtaposition, d’intrication ou de fusion n’impliquent aucun jugement de valeur : une illustration n’est pas forcément plus ou moins intéressante selon qu’elle relève de telle ou telle catégorie. L’appréciation esthétique doit toujours se faire ad hoc, car on ne peut juger que sur pièce. Le cadre théorique et les taxinomies qui l’accompagnent sont des outils à mettre au service de cette analyse, et rien de plus.

 

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[1] R. Barthes, « Le Message photographique », Communications, 1, 1961, p. 134 (en ligne. Consulté le 7 mai 2021).
[2] Dictionnaire encyclopédique du livre illustré, sous la direction de Ph. Kaenel et H. Védrine, Classiques Garnier (annoncé pour 2021). De Philippe Kaenel, rappelons l’ouvrage capital Le Métier d’illustrateur, Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2004, qui prolonge l’ouvrage fondateur de M. Melot, L’Illustration, Genève, Skira, 1994.
[3] On peut mentionner par exemple les idées d’A.-M. Christin sur les analogies profondes entre écriture et image (L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995) ou les propositions de W.J.T. Mitchell qui tendent à déconstruire radicalement les frontières entre médias, « There are no Visual Media », Journal of Visual Culture 4(2), 2005, pp. 257-266.
[4] J. Agee, W. Evans, Louons maintenant les grands hommes, traduction Jean Quéval, Paris, Plon, « Terre humaine », 1993.
[5] A. Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928 ; nouvelle édition revue et corrigée par l’auteur en 1963.
[6] Pour une comparaison plus détaillée, voir D. Kunzle, Cham. The Best Comic Strips and Graphic Novelettes, 1839-1962, Jackson, The University Press of Mississippi, 2019, pp. 58-61.