Les livres illustrés de Joan Miró
chez Maeght éditeur :
de Parler seul (1948) à Adonides (1975)

- Jiyoung Shim
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Fig. 3. M. Leiris et J. Miró, Fissures, 1969

Fig. 4. M. Leiris et J. Miró, Fissures, 1969

Maeght, désormais devenu marchand officiel des œuvres de Miró, organise en 1948 la première exposition du peintre dans sa galerie, où il présente trente-neuf peintures et quarante-neuf céramiques. Il fait découvrir au peintre l’atelier Mourlot, où Miró viendra chaque jour travailler à l’une ou l’autre des soixante-dix-sept lithographies qui seront publiées en 1950. Maeght met à la disposition de Miró les moyens dont il a besoin, et celui-ci se met à travailler assidûment avec Mourlot à l’édition de lithographies, et avec J. Frélaut de l’atelier Lacourière, pour la chalcographie, gravure sur cuivre.

En 1959, Aimé Maeght décide de créer son propre atelier de gravure. Il écrit :

 

Les artistes pourront y poursuivre des recherches désintéressées et y réaliser des livres et des estampes, avec le moyen d’expression de leur choix, lithographie, gravure sur cuivre, gravure sur bois où la collaboration des meilleurs techniciens leur sera assurée. Libérée des impératifs et des entraves d’une entreprise commerciale, l’équipe de maîtres imprimeurs et des artisans pourra ainsi se consacrer exclusivement à un groupe restreint de peintres et servir ainsi plus fidèlement la tendance artistique commune qu’ils représentent [10].

 

Ces conditions ont permis à Miró de pousser ses recherches dans toutes les branches des arts graphiques et de découvrir des ressources nouvelles que chaque technique pouvait encore révéler.

Elles sont à l’origine de plusieurs volumes de Miró graveur. Maeght lui a permis de réaliser des séries de gravures répétitives, comme celles qui forment un lien plastique, sept par sept, entre les livres de Bonnefoy, de Du Bouchet et Dupin, Anti-Platon, La Lumière de la lame, Saccades, réunis sous le même emboîtage, ou comme les treize eaux-fortes originales qui ont suscité Fissures de Leiris, permettant d’assister à l’éclosion du phénomène Miró.

Chez Maeght, le texte n’intervient pas toujours en premier, mais une fois les planches établies, il prolonge leurs révélations. Ainsi sont nés les poèmes de Leiris pour Fissures de Miró, tout comme ceux d’Eluard pour Perspectives d’Albert Flocon. Ici, le processus habituel s’inverse. Dans Fissures, Leiris reproduit l’écho de sa vision première de l’art de Miró, la « compréhension du vide » évoquée en 1929 dans son premier article à propos du peintre [11]. Quelques-unes des premières strophes de Fissures, suffisent à nous restituer la manière dont le poète tire, depuis le thème du vide, sa propre réflexion sur la création :

 

Rien / et pourtant pas le vide : plutôt que rien / un rien.
Sans doute / il ne s’en faut que d’un fil / mais un rien / ça n’est pas rien [12].

 

Comme le constate Maubon, les poèmes s’attachent à recréer, « dans la désarticulation syntaxique propre au vers, le tissu arachnéen tendu par Miró au-dessus du vide » [13] (figs. 3 et 4).

 

Adonides (1975)

 

Adonides fait partie des chefs-d’œuvre conçus par Miró chez l’éditeur Maeght, où la complicité entre le poète et le peintre et la conjonction entre le texte et l’image apparaissent des plus accomplies. Avant d’en venir au rapport texte et image qui s’y dévoile, attardons-nous sur les modalités de la collaboration entre Jacques Prévert et Joan Miró [14].

Jacques Prévert, qui fait partie des amis que Miró a rencontrés dans les années 1920, habitait alors la rue du Château, proche de la rue Blomet. Le peintre participait souvent aux séances du groupe Octobre, dirigé par le poète, et s’est vite trouvé imprégné de ses textes et de sa verve iconoclaste. Avant que Miró n’illustre quelques poèmes de Prévert, ce dernier avait déjà écrit des textes poétiques à propos du peintre. Publié en 1956 par l’éditeur Maeght, Joan Miró se compose de poèmes de Prévert et de Georges Ribemont-Dessaignes, tous deux accompagnés d’œuvres reproduites de Miró. Evoquant tout ce qui le passionne dans sa peinture, Prévert insiste sur « l’enfantine innocence » du peintre qui pourtant produit « un art fait de stridences » [15].

Le désir commun de Prévert et de Miró d’un grand livre aboutit pourtant très tard : c’est seulement en 1960 que Prévert commence à écrire Adonides pour le publier en collaboration avec Miró. Dans Mon frère Jacques, film que Pierre Prévert a tourné en 1961 pour la télévision belge en hommage à son frère, Jacques Prévert lit quatre « graffiti » écrits pour Adonides et présente quelques échantillons de sa collaboration avec Miró. Il explique que le livre est « commencé » mais « pas fini » : « C’est un livre fait à la main (…). Moi, j’écris, lui, il grave, il dessine, puis il revient, puis il fait autre chose par-dessus, son monde à lui, (…) un monde merveilleux » [16].

Ce projet mit pourtant plus de quinze ans avant de voir le jour, tant l’exigence de Miró était grande, comme toujours. C’est pourquoi Prévert fut conduit à publier, indépendamment de leur collaboration, ses poèmes dans son recueil Fatras [17]. Cette publication des textes destinés à un livre à paraître, accompagnés de deux autres poèmes déjà publiés sous la forme de livres luxueux, permit à Prévert de les rendre accessibles au public à un prix modéré.

Le livre Adonides avec les gravures de Miró, achevé en 1975, ne put voir le jour qu’en 1978, un an après la mort de Prévert ; lorsque le poète put enfin pu voir l’ouvrage terminé, peu de temps avant sa mort, il n’avait plus la force d’y apposer sa signature.

Les soixante-trois pages manuscrites du poète, disposées dans un ordre différent de leur première publication dans Fatras, et les soixante-cinq gravures en couleur à l’eau-forte et à l’aquatinte sont intimement mêlées, donnant à ces pages un air de jubilation dans leur conjonction d’imaginaires. Leur œuvre paraît d’autant plus émouvante que les deux auteurs y font revivre une dernière fois leur univers commun de l’enfance, franche et dénuée des artifices qu’a entraînés la perte de l’innocence de l’âge adulte.

 

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[10] F. Chapon, Le peintre et le livre, Paris, Flammarion, 1987, p. 200.
[11] M. Leiris, « Joan Miró » publié dans la revue Documents en 1929, puis repris dans Brisées, Paris, Gallimard, [1966] 1992, pour la nouvelle édition, pp. 39-46.
[12] M. Leiris, Fissures, 13 eaux-fortes de Joan Miró, Paris, Maeght, 1969, 95 exemplaires. Réédition sans eaux-fortes et avec deux hors-textes de Miró, éditions Fourbis, 1990.
[13] C. Maubon, Michel Leiris en marge de l’autobiographie, Paris, José Corti, 1994, p. 209.
[14] Pour comprendre la passion de Prévert pour la création livresque, voir l’article de Carole Aurouet, « Jacques Prévert et les images fixes », H. Campaignolle-Catel et M. Simon-Oikawa (dir.), Poésie et image à la croisée des supports, Textimage, n° 8, hiver 2017 (consulté le 13 juin 2020).
[15] J. Prévert, Œuvres complètes, t. II, édition présentée, établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, Paris, Gallimard, 1996, p. 1276.
[16] Mon frère Jacques, Pierre Prévert réalisateur, Henri Crolla, compositeur, Jacques Prévert, Jean Gabin, René Bertelé, etc., nouvelle édition, Paris, Doriane films (édition et distribution), 2005.
[17] J. Prévert, Fatras, achevé d’imprimer le 28 avril 1966, dans l’édition Gallimard. Dans ce recueil, Prévert joint également à ses textes ses collages de papier pour les illustrer, comme si pour le poète, ces textes ne pouvaient s’appréhender qu’accompagnés d’illustrations. Issu de la « fatrasie » en vogue au XIIIe siècle, le nom « fatras » désigne un genre poétique qui rassemble divers textes de différentes sources. Chez Prévert, ces graffitis, lettres ouvertes, extraits de journaux, citations, rêves et scénarii sont parfois traités sur le mode parodique, tout comme dans le genre de la « fatrasie ».