Le livre d’artiste, une création en miroir – Interactions entre peintre et poète
Entretien avec Michel Mousseau

- Marianne Simon-Oikawa
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Z. Bianu et M. Mousseau,
Répertoire des apparitions, 2008

B. Noël et M. Mousseau,
L’Obscur tournant, 2005

Z. Bianu et M. Mousseau,
Jazz, 2012

Z. Bianu et M. Mousseau,
Jazz, 2012

Bernard Dumerchez : En tant qu’éditeur, même quand je fais un tirage de tête et un tirage courant, j’interviens énormément pour la mise en page, pour les illustrations s’il y en a, je suis un casse-pied total. Mais pour ce genre d’ouvrage, livre d’artiste, je fonctionne avec confiance. On se met d’accord avec l’artiste et le poète au départ, et une fois qu’on est bien d’accord, je m’en vais.

 

 

Michel Mousseau : L’Obscur tournant est un travail avec Bernard Noël, sous l’impulsion de Philippe Coquelet, que vous connaissez sûrement [5]. C’est un livre grave, comme souvent chez Bernard. Grave ne veut pas dire ennuyeux. L’Obscur tournant, c’est un texte dédié à Victor Serge. Pour ce révolutionnaire de 1917, dont vous connaissez l’histoire [6], j’ai cherché ce que je pouvais faire de simple. J’ai pensé au dernier discours de Jean Jaurès au Pré-Saint-Gervais en 1913, au lieu-dit La Butte du Chapeau Rouge, devenu depuis un parc parisien. André Breton le raconte dans Arcane 17. Il avait 17 ans, il y était, pas pour des raisons de militantisme politique, mais par curiosité et intérêt, c’était son univers peut-être déjà. Il y avait du monde, il y avait une butte avec des drapeaux noirs, et une butte avec des drapeaux rouges. Je suis donc parti sur une illustration stricte, et un peu dure : du noir et du rouge.

 

 

Marianne Simon-Oikawa : Après ce parcours à toutes jambes, nous arrivons aux trois ouvrages sur lesquels tu avais l’intention de t’attarder davantage.

 

Michel Mousseau : Oui. Avec Zéno, nous avons fait Jazz chez Virgile, qui est mon galeriste. Virgile nous demande à brûle-pourpoint : « Vous allez me faire un livre qu’on appellera Jazz ». Zéno a beaucoup écrit sur les jazzmen. J’ai d’abord dit non, ça me semblait un peu prétentieux quand même. Et en réfléchissant, j’ai dit oui. Je l’ai pris comme un cadeau que Matisse fait au peintre en disant : « Voilà, faites-le ». La contrainte, c’était une espèce de formatage : la dimension du Matisse, la « méthode » de Matisse, c’est-à-dire du papier gouaché découpé aux ciseaux, et une large écriture. Nous avons partagé l’espace. J’ai fait neuf exemplaires, six numérotés et trois hors commerce. Dans chaque exemplaire, je suis parti d’une forme, que j’ai déclinée comme un thème de jazz. Le texte de Zéno parcourt les six exemplaires. C’est-à-dire que chaque ouvrage ne contient qu’une partie du texte, manuscrit en pleines pages tout en capitales :

 

TROUE LES CŒURS COMME RIEN D’AUTRE NON AVEC LES MAÎTRES TAMBOURINAIRES DE PARTOUT AUX RYTHMES CARNASSIERS…

 

Pour ce livre, tout à la main, l’éditeur apparaît au colophon.

 

 

 

J’ai fait une exposition à la Halle Saint-Pierre, « peinture dessin livre », accompagnée de lectures par des amis poètes.

A ce propos Vincent Gimeno [7] m’a dit : « Il n’y a pas beaucoup de femmes dans les rapports que tu as avec les poètes », ce qui n’est pas tout à fait vrai [8]. « Tu devrais faire quelque chose avec Marie Etienne ». Je ne la connaissais pas, mais j’ai trouvé chez Corti le texte Haute lice qui m’a plu énormément. Marie Etienne est venue à la maison, à l’atelier. Je lui ai montré des dessins que je fais depuis 1996, chaque année dans la nature, toujours un même endroit, devenu un véritable atelier dehors. En m’inspirant du même lieu, comme peut-être Cézanne à la Montagne Saint-Victoire, mon projet était d’épuiser un paysage, en faisant évoluer le dessin.

Après cette visite, très vite, Marie Etienne m’a envoyé un texte qui m’a bouleversé, magnifique de proximité. Elle avait saisi quelque chose d’obsessionnel chez moi dans ces dessins. Elle en a remis une couche, si j’ose dire, écrivant :

 

Hêtraies
bombes à fragmentations
boules de suif
arbres en boule
elles sont ce que l’on veut
dissimulées mais non opaques
donnant à voir
leur marmite de sorcière.

 

A mon tour, j’ai exacerbé la forme dans ce sens, concentrée et explosive, des dessins à la mine de plomb. Ce travail s’est concrétisé par un livre à la demande de Philippe Coquelet, aux éditions Rencontres. Le texte est manuscrit, avec titre, faux-titre et colophon en typo composée à la main. Les pages de garde sont un tirage numérique d’un dessin.

 

>suite
retour<
sommaire
[5] Philippe Coquelet a édité plus de cent ouvrages de bibliophilie avec des poètes et peintres contemporains (Editions Rencontres, Sète). Il a créé successivement deux centres d’art contemporain, l’Hôtel Beury à l’Echelle (Ardennes), puis La Coopérative à Montolieu (Aude).
[6] Victor Serge, né en Belgique en 1890 de parents immigrés russes. Militant révolutionnaire il rejoint Moscou en 1919. Ses engagements libertaires lui valurent une vie difficile et des années de prison.
[7] Délégué général du Marché de la poésie.
[8] J’ai fait des livres avec les poétesses Claudine Bertrand et Catherine Zittoun.