L’illustration, pour ou contre ?
- Ségolène Le Men
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Et Champfleury poursuit par un exemple où « c’est le libraire que l’auteur supplie d’orner son livre d’une vignette à la mode », et transcrit « la supplique de Régnier-Destourbet, dans sa préface d’Un Bal sous Louis-Philippe » :

 

Un livre et une romance s’achètent aujourd’hui, non pour le texte, mais pour les vignettes ; et M. Dumont qui ne veut pas me faire faire des vignettes ! Mon livre ne se vendra pas. Ah ! mon pauvre ami Delangle, où êtes-vous avec votre Tony Johannot qui dessinait si bien les folies du Roi de Bohême ? Mon cher Delangle, vous qui m’avez si bien imprimé ma Louisa, qui eûtes l’esprit d’y ajouter le dessin d’une jolie femme, grâces vous soient rendues à vous et à Tony Johannot !

 

Lorsque s’effectua en 1835 le tournant vers l’illustration omniprésente avec Gil Blas édité par Paulin et Dubochet, le peintre-illustrateur Gigoux a raconté lui-même comment les éditeurs se virent entraînés par la réussite commerciale inattendue du livre à compléter la commande initiale de cent dessins, par une commande supplémentaire de trois cents dessins et une dernière de deux cents dessins :

 

Un jour, on vint me demander cent vignettes pour une nouvelle édition de ce merveilleux livre. J’avoue que j’eus un moment d’effroi, presque. Il me semblait que je n’y trouverais jamais cent sujets de compositions. Mais, pourtant, je les fis. Quelques jours après, les éditeurs m’en demandèrent trois cents de plus. Alors, moi de recommencer à lire et de croquer au fur et à mesure mes illustrations. La semaine suivante, les éditeurs s’apercevant de l’attrait que ces vignettes donnaient aux livraisons, m’en redemandèrent encore deux cents nouvelles. Bref, j’en fis six cents, et je crois que j’aurais pu continuer indéfiniment [19].

 

Un langage fondé sur l’image insérée dans le texte

 

L’illustration romantique définit alors son propre système [20] à partir des emplacements canoniques qu’offrent frontispice, bandeau, lettrine et cul-de-lampe, et de grandes catégories d’images, – le « type », le « site » et la « scène » –, réservées aux planches hors-texte, tandis que la vignette, forme circulaire aux bords indéterminés [21], s’introduit partout dans le texte comme une sorte de poussée végétale germant sur la page, donnant parfois lieu à des motifs ornementaux qui jouent avec le sens étymologique du mot, petite vigne.

Cette minuscule gravure sur bois de bout insérée dans le texte avait été utilisée à grande échelle par Thomas Bewick, graveur d’histoire naturelle, dont le maître livre fut en 1778 The History of birds, l’initiateur de la vignette comme forme picturale, non délimitée par un cadre, qui revêt une portée macroscosmique par-delà son échelle microcosmique, comme l’ont montré Charles Rosen et Henri Zerner [22].

L’une des singularités de cette vignette « typocompatible » réside aussi dans sa capacité migratoire et dans son aptitude à circuler de support en support, par le jeu des variations et du réemploi facilité par des techniques de clichage, de report, de décalcomanie, et par l’existence de la lithographie qui permettait l’image en grand : la vignette circulait du livre et du journal au prospectus [23] ou à l’affiche (qui agrandit cette petite image et l’expose aux carreaux de la librairie) [24], et de l’édition de la presse et du livre au décor illustré des assiettes, des tissus, du papier peint ou des plaques de lanterne magique. L’illustration s’introduisait dans les arts décoratifs, comme dans l’histoire de la publicité et entrait dans la culture visuelle du XIXe siècle.

En 1843, la fondation du journal L’Illustration consacrait par son titre la reconnaissance du mot dans son nouveau sens de mise en lumière du texte, adopté aussi par les titres des journaux européens de la même famille : The illustrated London News (Londres), Der illustrierte Zeitung (Leipzig), Il Mondo illustrado (Turin). Sans qu’il s’agisse tout à fait d’un néologisme, le mot « illustration » et sa famille, qui se rattachaient à la notion d’homme illustre, ont changé d’acception pour prendre un sens visuel emprunté à l’anglais. En Angleterre, en effet, les titres des grands ouvrages illustrés publiés par souscription contenaient depuis la fin du XVIIIe siècle le mot « illustration » ou « illustrated », dont la véritable fortune est liée à la carrière du premier grand illustrateur de métier, George Cruikshank. En France, le mot « illustration » dans ce nouveau sens, – longtemps utilisé comme un néologisme avec des italiques ou des guillemets, qui était apparu dans la seconde moitié des années 1820 comme un anglicisme (dans un guide de voyage vers 1825 puis dans la Revue britannique en 1829 et dans deux comptes rendus du journal L’Artiste en 1832) [25] –, entrait pleinement en vigueur avec la création de L’Illustration. La culture de l’illustration, indissociable du bois de bout, y était désormais bien implantée, tant dans la presse que dans l’édition illustrée, et tout un milieu d’éditeurs et d’illustrateurs, sans parler des graveurs [26] et des imprimeurs, s’y consacraient.

La première moitié du siècle a donc été portée par un mouvement qui a permis à l’image d’illustration d’acquérir une place importante dans les mondes de l’imprimé. Cette expansion qui répondait à l’attente des lecteurs a été servie par ses promoteurs, qui étaient aussi des entrepreneurs, ainsi que par la mise en place de circuits éditoriaux adéquats : les auteurs, des petits romantiques à Balzac, ont suivi et porté cette « mode » romantique. Elle a permis à un nouveau métier, celui d’illustrateur [27], incarné selon Théophile Gautier par Tony Johannot, d’émerger, mais qui n’était pas pleinement légitime pour les mondes de l’art, car trop proche du marché.

 

L’image en débat : les vignettes réflexives de Grandville

 

Dans cet essor général d’une nouvelle culture visuelle, se pose bientôt la question de la concurrence du texte et de l’image, qui est mise en scène dans le livre illustré lui-même par Grandville. Devenu un illustrateur professionnel, il est l’un des seuls (avant Gustave Doré qui en viendra à inverser la relation illustrative), à revendiquer de signer ses livres, assumant une pluralité de rôles, et empiétant sur celui de l’auteur dont il attend simplement qu’il fasse « du gris » pour ses vignettes, particulièrement dans Un autre monde.

 

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[19] J. Gigoux, Causeries sur les artistes de mon temps, Paris, Calmann-Lévy, 1885, pp. 30-31. L’anecdote a été introduite dans l’historiographie du livre illustré par Henri Bouchot, dans Le Livre à vignettes au XIXe siècle, Paris, 1891. Sur ce livre, voir S. Le Men, « Les causeries d’un illustrateur-peintre », dans De Cranach à Géricault : la collection Jean Gigoux du musée de Besançon, catalogue d’exposition, Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, Silvana Editoriale, pp. 62-73 (exp. Musées de Besançon et de Wuppertal, 2013-2014).
[20] S. Le Men, « Iconographie et illustration », présentation du volume L’Illustration Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999, pp. 9-18 ; Ph. Hamon, « VII – L’image-seuil : frontispices », Imageries, Littérature et image au XIXe siècle, Paris, librairie José Corti, 2001, pp. 245-269 ; V. Stiénon, « Le type et l’allégorie : négociations panoramiques », Romantisme, n° 152, 2e trimestre 2011 (« L’allégorie », pp. 27-38) ; A. de Chaisemartin, La Caractérisation du personnage de roman sous la Monarchie de Juillet. Créer des types, Paris, Classiques Garnier, 2019.
[21] Ch. Rosen et H. Zerner, « The Fingerprint: a Vignette », et « The Romantic Vignette and Thomas Bewick », dans Romanticism and Realism The Mythology of Nineteenth Century Art, New York, the Viking Press, 1984, pp. 1-5 et pp. 73-96.
[22] Ibid.
[23] J. Adeline, « Histoire du livre par les prospectus », Le Livre et l’Image, n° 10, 10 décembre 1893, pp. 272-285 ; 10 mars 1894, n° 13, pp. 150-162.
[24] L’Affiche de librairie au XIXe siècle, exposition, Les Dossiers du Musée d’Orsay, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1987 (cat. par R. Bargiel et S. Le Men).
[25] S. Le Men, « Illustration (Histoire de l’art et histoire du livre) », Encyclopaedia Universalis (Corpus), Paris, 1990, pp. 919-927 (actualisé en 2005 avec Constance Moréteau).
[26] Voir P. Gusman, La Gravure sur bois en France au XIXe siècle, Paris, Editions Albert Morancé, 1929. R. Blachon, La Gravure sur bois au XIXe siècle - L’âge du bois debout, Paris, Les Editions de l’Amateur, 2001.
[27] Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Op. cit.