Les merveilles de La Nature. Illustration et
vulgarisation scientifique dans la seconde
moitié du XIXe siècle

- Axel Hohnsbein
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Fig. 4. Tête de page, La Nature, 1878
« 3 / Ascension du 7 juillet 1878... », La Nature, 1878

Enfin, la troisième implication de l’usage de ces « d’après » est d’ordre sociologique. En effet, si La Nature aime à signaler l’origine matérielle du modèle de ses illustrations, le périodique précise parfois le nom de la personne ayant réalisé ou prêté ce modèle. Ces locutions prépositives valorisent alors le réseau mondain de La Nature, l’élégance des relations mise en scène dans les légendes évoquant davantage le don que la tarification : nombre d’images sont fournies par de grands savants, des ingénieurs, des inventeurs ayant pignon sur rue, des nobles, des militaires de haut rang, des membres du Photo-Club de Paris, etc. Signaler les sociabilités à l’œuvre dans La Nature valorise le périodique tout en renvoyant à ces collaborateurs occasionnels un reflet flatteur. Pour le lecteur surtout, ces légendes augmentent la tangibilité des objets montrés. La gravure devient « forme d’expression médiatrice » [18] non plus uniquement entre divers mediums, mais entre des lieux, des objets et des personnes : le lecteur se projette plus facilement dans l’ailleurs de la vulgarisation scientifique qu’il est bien accompagné. Magique par son hétérogénéité même, ce réseau vise à fasciner le lecteur : j’accorderai peut-être plus d’importance au système d’éclairage de l’Exposition universelle si je sais que ce photographe en a réalisé le modèle et que l’illustrateur s’y est lui-même rendu, contrairement à telle autre gravure parue ailleurs et dotée d’une légende sans saveur. Ainsi, l’expérience de l’image se personnalise, les légendes faisant aussi oublier la répétitivité du procédé de reproduction en favorisant l’interprétation et la rêverie du lecteur.

 

Les signatures de La Nature

 

L’autre moyen d’organiser sa lecture des images consiste à identifier les illustrateurs pour les catégoriser. C’est relativement aisé de 1873 à 1883 car La Nature fait figurer la liste de ses collaborateurs, rédacteurs comme illustrateurs, en couverture des volumes semestriels [19]. Passé 1883 cependant, le périodique accorde le privilège de la couverture aux seuls rédacteurs, condamnant le lecteur à déchiffrer les signatures au bas des illustrations. Les premières couvertures suggèrent qu’aucune hiérarchie n’existe parmi les illustrateurs, si ce n’est la traditionnelle distinction entre dessinateurs et graveurs, les noms étant classés par ordre alphabétique. Le tableau ci-dessous montre que l’équipe d’illustrateurs est stable (nous signalons en gras les nouveaux noms), ce qui reste le cas jusqu’au début du XXe siècle. Notons cependant que la liste complète des collaborateurs n’est jamais donnée, un « etc. » venant couper court à toute énumération exhaustive, ce qui permet probablement d’entretenir l’idée d’une équipe rédactionnelle plus développée qu’elle ne l’est en réalité. Il demeure encore difficile d’établir les critères ayant mené à la sélection de tel ou tel nom. Un autre élément important, qui demande à être approfondi, est l’importante présence d’illustrateurs du Magasin pittoresque dès les premiers volumes : sachant que Gaston Tissandier a commencé sa carrière de vulgarisateur au sein du Magasin pittoresque, il ne serait pas étonnant qu’il ait ici bénéficié de l’aide (monnayée ou non) de son ancien mentor Edouard Charton.

 

Tableau des dessinateurs et graveurs annoncés
en couverture des tomes de La Nature

Années

Dessinateurs

Graveurs

1873 semestre 2

« MM. Férat, Jahandier, Mesnel, A. Tissandier, etc. »

« Laplante, Etc. »

1874 s1 → 1879 s1

« MM. Bonnafoux, Férat, Gilbert, E. Juillerat, A. Tissandier, etc. »

« MM. Blanadet, Dietrich, Morieu, Smeeton-Tilly, Pérot, etc. »

1879 s2 → 1880 s1

« MM. Bonnafoux, Férat, Giacomelli, Gilbert, Mesplès, E. Juillerat, A. Tissandier, etc. »

Id.

1880 s2 [1880 s1 non utilisable] → 1882 s1

Id.

« MM. Blanadet, Dietrich, Morieu, Pérot, L. Poyet Smeeton-Tilly, etc. »

1882 s2 → 1883 s2

Id.

« MM. Blanadet, Dietrich, Morieu, Pérot, L. Poyet, E. A. Tilly, etc., etc. »

1884 s1 → 1904 s1

Plus aucune mention

Plus aucune mention

 

Assez étrangement, le dessinateur A.-L. Clément, bien plus productif que le peu présent Mesplès, n’est jamais signalé, alors que tous deux se spécialisent ici dans l’histoire naturelle ; un panorama un peu moins lacunaire des principaux illustrateurs exige de même que nous signalions l’omniprésence du graveur Henri Thiriat à compter du second semestre 1885. Ces diverses remarques ne permettant pas de mieux comprendre le fonctionnement du périodique il est plus constructif de répartir les illustrateurs de La Nature en trois catégories informelles que nous caractériserons ainsi : la famille, les grands dessinateurs (dont le nom figure dans la légende) et les employés réguliers (seule leur signature permet de les identifier).

La catégorie familiale se résume toute entière au seul Albert Tissandier. Frère de Gaston Tissandier, il joue deux rôles au sein de La Nature : en tant qu’employé régulier, il produit une quantité colossale de dessins, permettant véritablement au périodique de prendre son envol au cours des premières années ; en tant que grand dessinateur, il se spécialise dans l’image « d’après nature », dont il demeure le principal pourvoyeur au fil des décennies. Profitant des déplacements qu’il fait à l’étranger pour le compte de l’Etat français, il livre à La Nature des dessins de paysages exécutés en Amérique, en Inde, au Japon, en Chine, etc., son nom étant alors systématiquement signalé dans les légendes. Ce double statut le rend omniprésent dans les pages de La Nature. Au sens strict, les frères Tissandier sont le visage du périodique : si Gaston apparaît en tant que rédacteur en chef sur la couverture, son frère Albert en signe l’illustration iconique. Il est d’ailleurs probable que les inflexions romantiques de cette image trouvent leur origine dans les goûts esthétiques d’Albert Tissandier, qui possède un talent particulier pour les paysages sublimes, le gigantisme de la nature se trouvant décuplé par la petitesse de la présence humaine qu’il ne manque jamais d’y inscrire. Sous les lettres stylisées formant le titre de La Nature figure par exemple un steamer s’éloignant, l’illustration que nous reproduisons ci-dessous à droite mettant quant à elle en scène un minuscule ballon se détachant d’un nuage dans le lointain (fig. 4).

 

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[18] Ibid.
[19] Difficile de reproduire ici une illustration parlante : on pourra par exemple utiliser les outils du Cnum pour scruter l’exemple de la couverture de ce volume compilant les livraisons du 1er semestre 1878 (consulté le 22 juillet 2020).