Illustrer la lune. Un exemple de divulgation
d’un corpus d’images scientifiques dans
la presse de vulgarisation (XIXe siècle)

- Laurence Guignard
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résumé
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Fig. 1. Arnoult fils et Andrew,
Best, Leloir, « La Lune », 1833

Fig. 2. J.-D. Cassini et J. Patigny, Carte de
la lune de Cassini
, [1679]

Si « illustrer » signifie « mettre en lumière », l’illustration de la lune connaît au XIXe siècle un temps particulièrement favorable : la lune est alors véritablement mise en lumière grâce à des instruments optiques sophistiqués et par les moyens d’une imagerie neuve, dont les possibilités de reproduction se trouvent également renouvelées. Assez rares avant 1800, le nombre des images lunaires s’accroît ainsi à grande vitesse dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elles prolifèrent littéralement autour de 1900, notamment sous la forme photographique.

Le corpus des images lunaires a fait l’objet de nombreux travaux d’histoire des sciences et d’une histoire de l’art intéressée aux images scientifiques. Les premières images lunaires de Galilée ont particulièrement retenu l’attention de chercheurs comme Erwin Panofsky, Horst Bredekamp, ou Fernand Hallyn [1]. Elles ont également fait l’objet de catalogues d’exposition, qui depuis le début des années 2000, ont montré l’émergence d’un intérêt pour l’histoire de la représentation des astres [2]. La célébration du cinquantième anniversaire du voyage lunaire de 1969 a nettement orienté l’intérêt en direction de la lune [3].

Dans ce qui apparaît comme un processus de visualisation élaboré entre science et art à partir des premiers lavis de Galilée (1609), la presse de vulgarisation joue un rôle important de relais et de divulgation. L’intense foisonnement de ces images témoigne à la fois de l’amélioration des techniques astronomiques, qui progressivement constituent la lune en un objet naturel fascinant, mais aussi de l’engouement du public [4]. A ce point de rencontre naît une fonction scientifique spécifique de l’illustration dans la presse de vulgarisation [5]. Celle-ci n’est pas absolument nouvelle et on sait l’importance que revêt l’imprimerie des textes et des images pour l’histoire des sciences depuis la Renaissance, mais elle relève concernant l’astronomie d’un cas particulier [6]. Alors que les sciences naturelles, et plus largement les sciences d’observation, ont fait très tôt une large place à l’imagerie naturaliste, l’astronomie est une science très mathématisée qui repose principalement sur le calcul (positions d’étoiles, mouvements des planètes et objets célestes) et laisse peu de place à l’image. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’émergence de l’astrophysique est cependant porteuse de nouvelles méthodes descriptives qui tendent à redéfinir le statut des images, mais qui ne se traduisent pas immédiatement dans les publications scientifiques des professionnels. Celles-ci demeurent rétives à des productions perçues comme relevant d’une activité périphérique au statut épistémologique mal établi, presque réservées aux amateurs, aux artistes ou aux profanes. Pour cette raison, les images scientifiques trouvent plus facilement place hors des réseaux éditoriaux professionnels. C’est là que joue la rencontre avec le public : l’imagerie astronomique se voit d’autant mieux accueillie par la presse de vulgarisation scientifique que le public est friand de ces images qui placent la lune sous de nouvelles lumières. La presse de vulgarisation joue alors non seulement le rôle de divulgation d’images expliquées et simplifiées qui est traditionnellement le sien, mais aussi, celui d’éditeur d’images scientifiques neuves.

On s’intéressera ici parallèlement à la généalogie de ces images lunaires qui met au jour un processus de visualisation de la surface lunaire, et aux liens qui se nouent entre les réalisations savantes d’images pionnières et les images d’illustration publiées dans la presse de vulgarisation. On peut distinguer dans cette série trois moments : un premier moment classique d’actualisation de savoirs anciens dans Le Magasin pittoresque (1833), un second qui ouvre ses colonnes à un astronome dessinateur et graveur d’images dans L’Illustration (1857) et un troisième qui publie dans La Nature, presque en temps réel, les images scientifiques les plus novatrices (1883-1900).

 

La table de Cassini : actualisation dans Le Magasin pittoresque (1833)

 

On le sait, Le Magasin pittoresque inaugure une pratique systématique d’impression d’images à valeur pédagogique : de nombreuses vignettes insérées le plus souvent dans les colonnes du texte. Il publie dès 1833, l’année de sa création, une image lunaire qui vient illustrer un court article sélénographique, classique par les différents points qu’il aborde – « De la lune – Sa figure. Sa rotation sur elle-même – Expérience – Habitants de la lune – Galilée – Librations ». L’image est imprimée en grand format sur une demi-page, comme en chaque page une du périodique, et intitulée sobrement « La Lune » (fig. 1). Elle est signée de l’officine Andrew, Best et Leloir, qui travaille entre 1832 et 1843 pour Le Magasin pittoresque. La signature mentionne également un auteur : Arnoult fils, un jeune artiste, lithographe et graveur de paysages et de cartes géographiques. C’est une gravure de bois de bout assez simplifiée, voire approximative. Elle figure le disque lunaire avec quelques éléments cartographiques, une ébauche de topographie et une première toponymie lunaire : une quarantaine de noms de cratères et de mers. Un savoir ancien rencontre à l’occasion de cette publication un nouveau public, un public à conquérir car la physionomie et la topographie lunaires feront partie, une soixantaine d’années plus tard, des savoirs élémentaires, fortement divulgués et relayés dans les ouvrages scolaires.

Cette image s’inscrit bien dans le registre de la divulgation des sciences. C’est en effet la copie simplifiée d’une image scientifique française qui vient ici achever un assez long parcours : la table lunaire de Cassini. Il s’agit d’une table, c’est-à-dire un hybride de portrait et de carte, qui conserve des éléments figuratifs, avant que la stabilisation des normes cartographiques n’impose un codage systématique des espaces. Elle a été réalisée à l’Observatoire de Paris à la fin du XVIIe siècle par l’astronome italien Jean Dominique Cassini, directeur du nouvel observatoire royal créé à Paris en 1667, et Sébastien Leclerc, peintre membre de l’Académie des Beaux-Arts [7]. Cette image a été le fruit d’un projet savant de haut niveau, mené au sein de l’observatoire du roi, et devait permettre d’améliorer la précision des tables des longitudes, essentielles au moment où les voyages au long cours se multiplient. L’image originale achevée en 1679 (fig. 2) n’a cependant jamais été le fleuron de l’imagerie scientifique de la lune qu’elle prétendait devenir, en raison semble-t-il des difficultés du graveur, Jean Patigny, à organiser en une image unique et cohérente les éléments d’observation épars qu’on lui avait confiés. L’original fut si peu utilisé que son souvenir a presque complètement disparu des corpus savants à la fin du XVIIIe siècle. En revanche, sa forme popularisée et simplifiée remporte plus de succès, à la faveur de publications successives.

 

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[1] E. Panofsky, Galileo as a Critic of the Arts, La Haye, Martinus Nijhoff, 1954 ; H. Bredekamp, Der Mond, Die Sonne, Die Hand. Galilei Der Kunstler, Zweite, korrigierte Auflage, Berlin, De Gruyter Akademie Forschung,  2009 ; F. Hallyn, « Galilée et les tropes de l’observation », dans Structure rhétorique de la science de Kepler à Maxwell, Paris, Seuil, « Des Travaux », 2004.
[2] J. Clair (dir.), Cosmos : du romantisme à l’avant-garde, Paris, Gallimard, 1999 ; Q. Bajac, A. de Gouvion Saint-Cyr, Dans le champ des étoiles. Les photographes et le ciel (1850-2000), Musée d’Orsay, 16 juin-24 septembre 2000, Paris, Réunion des musées nationaux, 2000.
[3] Impossible d’être exhaustive en raison de leur nombre manifestement important : A. Fabre et Ph. Malgouyres (dir.), La Lune. Du voyage réel aux voyages imaginaires, Réunion des musées nationaux, Grand Palais, 2019 ; M. Vandenbrouck, M. Barford, L. Devoy, R. Dunn, The Moon. A Celebration of our Celestial Neighbour, HarperCollins Publishers, Royal Museum Greenwich, 2019 ; M. Fineman, B. Saunders, Apollo’s Muse: The Moon in the Age of Photography, The Metropolitan museum of Art, distributed by Yale University, New York, 2019.
[4] L. Guignard, Les Images de la lune au XIXe siècle. Archéologie d’une conquête visuelle, mémoire inédit d’HDR soutenu à l’Université d’Aix-en-Provence, le 18 octobre 2018.
[5] Sur la dimension « éminemment populaire » de la science astronomique, voir A.-G. Weber, « Genres littéraires et révolutions scientifiques au XIXe siècle : l’exemple des astronomies populaires », Revue de littérature comparée, 2009/4, pp. 91-100.
[6] Sur le rôle des images imprimées dans l’émergence d’une science moderne, voir par exemple R. Mandressi « De l’œil et du texte. Preuve, expérience et témoignages dans les sciences du corps à l’époque moderne », Figures de la preuve Communications, 2009/84, pp. 103-118.
[7] S. Leclerc et J. Patigny (sous les yeux et d’après les observations de Cassini I), Atlas des taches de la Lune, dite carte de Cassini Conservé à l’observatoire de Paris, 1679 ; Dessins Originaux des Taches de la Lune d’Après les Observations de Jean Dominique Cassini, Bibliothèque de l’Observatoire de Paris, D6/40 (consulté le 29 juillet 2020). Voir aussi R. Mathis, J. Gapaillard, C. Le Lay, « Quand un graveur veut se faire savant. Le nouveau système du monde de Sébastien Leclerc (1706-1708) », Nouvelles de l’Estampe, n° 257, 2016, pp. 3-15.