Tériade et le livre de peintre
- Pascal Fulacher
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Fig. 4. A. Giacometti, Paris sans fin, 1969

Fig. 5. H. Matisse, Jazz, 1947

Fig. 6. P. Reverdy et P. Picasso, Le Chant
des morts
, 1948

Fig. 7. J. de La Fontaine et M. Chagall,
Les Fables, 1952

Fig. 8. Hésiode et J. Villon, Les Travaux et
les jours
, 1962

Fig. 9. A. Jarry et J. Miró, Ubu Roi, 1966

C’est donc dans le sillage de Verve que les éditions d’art du même nom furent créées en 1937, par Tériade. Plusieurs années de gestation seront nécessaires avant qu’apparaissent les premiers titres à partir de 1943. Bonnard, Chagall, Giacometti (fig. 4), Le Corbusier, Fernand Léger, Matisse, Miró et Rouault illustrent leurs propres textes, pour la plupart calligraphiés par eux-mêmes (une dizaine de livres publiés par Tériade sont ainsi des « manuscrits à peinture » comme il aimait lui-même les qualifier). De 1943 à 1974, quelque 27 livres de peintre seront ainsi produits. Ils inaugurent une nouvelle phase du livre illustré par les peintres : celle de la couleur et du retour à la lithographie. Contribuant avec l’imprimeur Mourlot au perfectionnement de celle-ci, Tériade n’en est pas moins resté ouvert aux autres techniques (le bois et le cuivre entre autres) : sa démarche témoigne d’un nouvel état d’esprit parmi les éditeurs de livres illustrés modernes. Loin d’imposer une esthétique ou un savoir-faire aux artistes afin de répondre aux attentes de bibliophiles exigeants, cette nouvelle génération d’éditeurs dont font partie Vollard, Kahnweiler, Skira et Tériade, est à l’écoute des peintres et de leurs aspirations, voire de leurs exigences. Conscients de leur génie, ils mettent à leur service tous les moyens possibles dont ils disposent en matière d’édition d’art.

C’est ainsi que, loin de privilégier une technique par rapport à une autre, ils n’hésitent pas à recourir à des techniques inédites dans le livre illustré moderne. Tériade, par exemple, parvient à convaincre Matisse d’utiliser le pochoir pour l’impression de Jazz de Matisse (fig. 5), la toute première œuvre aux papiers gouachés et découpés de l’artiste. « Tériade sera pour toujours le confident qui aide l’artiste à donner corps à sa pensée, mais aussi l’éditeur qui la rend manifeste et la soutient » écrit Michel Anthonioz à propos de la relation de Tériade avec Matisse [10]. Jazz est donc né d’une double volonté : celle de Tériade et celle de Matisse. A ce stade, comme on l’a compris, l’engagement de l’éditeur n’est plus seulement d’ordre financier : son implication est totale. Il commence par procurer à l’artiste un très beau papier d’Arches, qu’il lui réserve, tout en pressentant le potentiel de l’artiste pour la réalisation d’un livre dominé par la couleur qui est alors au centre des préoccupations de Matisse :

 

Je rêve d’un livre sur « la couleur de Matisse » qui contiendrait toutes vos pensées déjà exprimées et nouvelles sur la couleur et serait illustré de grandes planches (…). Ce serait passionnant que vous exprimiez tout le développement possible de la couleur avec la plus grande liberté puisque la reproduction des collages colorés peut être absolument fidèle […] [11].

 

Ainsi, Tériade suggère-t-il à Matisse de « travailler avec des papiers gouachés et découpés et l’incite-t-il à faire un livre sur la couleur (…), un manuscrit à peinture moderne qui retrouve la splendeur des enluminures médiévales » [12].

Cet engagement constant de l’éditeur auprès de l’artiste ne sera toutefois pas propre à Matisse. « Avec Picasso et le Chant des morts (fig. 6), [Tériade] recrée les antiphonaires, ces manuscrits enluminés du Moyen Age (…). Avec Léger et Miró, il invente un “livre-cirque”, faisant surgir des personnages et des phrases pour les projeter dans la lumière crue de la piste » [13]. Avec chacun de ses artistes, il invente à chaque fois une nouvelle sorte de livre où le texte est néanmoins omniprésent : aussi, pour Matisse, il ne s’agit pas d’enjoliver un texte mais « d’être un équivalent plastique du poème » comme le confiera l’artiste à Raymond Escholier. Même si les textes publiés par Tériade, dans la grande majorité des cas, appartiennent à un passé plus ou moins lointain (Gogol, Nerval, Jarry pour les plus proches ; Hésiode (fig. 7), Théocrite,  Longus, Charles d’Orléans, Shakespeare, La Fontaine… pour les plus éloignés), le cas de Reverdy illustré par Gris puis par Picasso étant exceptionnel dans cette production, ils ne sont nullement des faire-valoir à la créativité du peintre-illustrateur : Tériade, Grec d’origine « a hérité de son pays mythique cette “vision” d’un monde où les arts et la poésie se conjuguent et correspondent » [14]. Rappelons à ce sujet qu’il a été l’un des premiers éditeurs, avec Vollard, à faire fusionner le signe et l’image en faisant « manuscrire » le texte par le peintre. « Créateurs au sens le plus fort du terme, le poète, le peintre ne sont plus distincts dans l’exercice d’un même souffle : son accélération appartient aussi bien à un langage écrit qu’à un langage dessiné » [15].

 

Tériade : dans le sillage de Vollard

 

L’influence de Vollard est manifeste dans la production éditoriale de Tériade. Ce dernier ne reprend-il pas, dans les années d’après-guerre, la publication des trois livres que Vollard avait confiés à Chagall vingt ans auparavant et qui étaient restés en chantier à sa mort : Les Ames mortes, les Fables de La Fontaine (fig. 8) et La Bible ? Tériade ne publie-t-il pas plusieurs écrivains choisis également par Vollard (Longus, Hésiode, Nerval, Reverdy, Jarry) voire des œuvres identiques faisant partie de son catalogue éditorial (Ubu, fig. 9 ; Daphnis et Chloé ; Gaspard de la nuit ; Sylvie) ? Ne sollicite-t-il pas à plusieurs reprises les mêmes artistes que Vollard (Bonnard, Chagall, Picasso, Rouault) ? Le fait de mêler, dans leur programme éditorial, auteurs grecs de l’Antiquité (Longus et Homère chez Vollard, Théocrite, Hésiode et Lucien de Samosate chez Tériade), et poètes de toutes époques (Villon, Ronsard, Aloysius Bertrand, Nerval, Verlaine chez Vollard, Charles d’Orléans, Nerval, Paul Valéry chez Tériade) rapproche encore ces deux éditeurs. Le thème du cirque constitue un autre point commun entre eux : deux ouvrages sur ce thème chez Vollard (Cirque de Suarès et Cirque de l’étoile filante de Georges Rouault), quatre chez Tériade (Divertissement de Georges Rouault, Jazz de Matisse, Cirque de Fernand Léger, Cirque de Chagall).

 

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[10] M. Anthonioz, « Le livre-fleur », Tériade et les livres de peintres, Le Cateau-Cambressis, Musée Matisse, 2002, p. 17.
[11] Lettre de Tériade à Matisse, datée du 20 août 1940. Archives H. Matisse, INHA.
[12] M. Anthonioz, « Henri Matisse et Tériade », Tériade et les livres de peintres, Le Cateau-Cambressis, Musée Matisse, 2002, p. 135.
[13] Ibid., p. 19.
[14] Ibid., p. 19.
[15] F. Chapon, Le Peintre et le livre,Paris, Flammarion,1987, p. 240.