L’« obsession du visuel » dans les livres
d’artiste de Bernard Noël

- Melina Balcázar
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Fig. 7. B. Noël, Et que tout soit là, 2003

Fig. 8. B. Noël, Lettre verticale, 1977

Fig. 9. B. Noël, Lettre verticale XXXVII, 2003

Fig. 10. B. Noël, Lecture du Chilam, 1977

Si Bernard Noël sépare de manière aussi radicale ces pratiques, c’est que, selon lui, le peintre et l’écrivain occupent différemment la page, puisqu’ils ne peuvent pas la saisir de la même manière : celui qui écrit ne parvient pas à l’occuper pleinement, il se perd dans le territoire de la page « car il ne le voit pas, alors que le peintre, rend visible [par son geste] tout ce qui l’occupe » [18].

Toutefois, chez l’écrivain, il y a une recherche pour libérer l’espace de l’écriture et occuper la page en profondeur. Il retrouve dans la pratique de fouilles, découverte avec l’anthropologue André Leroi-Gourhan, « un comparant privilégié pour modéliser la page et la lecture » [19]. Il conçoit ainsi la page comme un plan complexe, où la verticalité et l’horizontalité jouent un rôle déterminant pour créer un « volume » :

 

Une chose qui m’a beaucoup intrigué, c’est la posture physique du lecteur : lui, il est droit, et le livre horizontal. La lecture c’est un prélèvement dans cet angle droit de la matière littéraire ou de la matière pensée. Ce qui est important, c’est la conscience de cet échange et de ce rapport entre horizontal et vertical. J’en ai eu particulièrement conscience lors de ma visite d’un terrain de fouilles. André Leroi-Gourhan, l’auteur de Le Geste et la Parole, quelqu’un que j’admire beaucoup, recherchait des traces et non pas des objets. Il commençait à dégager ce terrain de manière que ce soit comme une page. Et sur celle-ci apparaissaient les choses qu’a révélées la fouille, pas grand chose en réalité, c’était les traces de chasseurs de rennes de dix mille ans avant nous qui avaient laissé un peu de cendres, des cailloux, des os des animaux qu’ils avaient chassés et mangés. Ce qu’il y avait sur cette page m’a ému, c’est un peu comme une écriture pour les aveugles, des reliefs qui étaient si peu.
C’est là que je me suis rendu compte du volume, c’est-à-dire de ce rapport entre l’horizontale et la verticale : j’ai été debout devant cette grande page. Je suis persuadé que le livre est quand même justement ce volume [20].

 

C’est ce que ces lettres-traces laissées sur la page dans ses livres semblent reproduire, prenant comme point de départ son propre corps qui s’adresse à celui du lecteur, qui par ce « parcours volumineux » [21] qu’est la lecture, est comme annexé au corps scripteur, puisque le geste pensé ou prescrit par l’un se voit accompli par l’autre dans une relation de complémentarité. On peut observer un très bel exemple de cette gestualité à laquelle le livre invite le lecteur dans Et que tout soit là [22] (fig. 7), composé avec Geneviève Besse : la lecture passe par le dépliage et pliage des feuilles, qui met en place un jeu de transparences, et donc d’autres lectures possibles.

Cette manière d’aborder la page trouve aussi une expression dans Lettres verticales [23], ces poèmes dédiés qui se lisent aussi bien horizontalement que verticalement, car ils sont construits sur un acrostiche qui débute par le nom du destinataire. Comme le corps, le poème est vertical et se donne comme « un document à creuser », afin de résister au continu de la ligne d’écriture, d’autant que le texte qu’il dessine peut à son tour comporter des acrostiches, débouchant sur une nouvelle strate énonciative. Bernard Noël nous dit à ce propos :

 

Qu’est-ce que la poésie si elle n’est pas d’abord ce refus, qui la pousse constamment à dresser les vers sur la page pour qu’ils n’aillent pas comme vont les lignes au gré de l’enchaînement – qui la pousse à ne pas se résigner à la ligne du temps en lui faisant barrage par un empilement de fragments sonores [24] ?

 

La Lettre verticale [25] (fig. 8), réalisée avec Colette Deblé, illustre bien cette manière de travailler la page, qui se déplie pour donner à lire verticalement, non seulement la relation d’amitié qui les relie et dont témoignent l’adresse et la nomination du début, mais aussi un autre vers en acrostiche formé par le reste des strophes : « Colette/ Deblé/ boîtes/ à/ voir/ et/ à/ penser/ nous/ sommes/ enfermés/ dehors/ le/ monde/ est/ précisément/ l’/ au/ [-]delà/ à/ l’/ intérieur ». La série de dessins coloriés à la main, représentant des fenêtres, développent à leur tour une problématique récurrente dans l’œuvre de Bernard Noël, celle de l’intériorité (qui correspond à ce qu’il désigne comme l’« espace mental ») et l’extériorité (correspondant à l’« espace visuel »), et de leurs échanges possibles que ce livre de relation révèle.

Ce même format est employé dans une autre Lettre verticale [26], la numéro XXXVII (fig. 9), adressée à Leonardo et Serena Rosa : une feuille de papier pliée en accordéon où l’on lit en acrostiche, outre les noms des dédicataires, un texte en italien (pietra que narra emblema luoghi) et une suite de mots en français (cendres, bois, flottes, silence, parole, amour), qui semblent faire allusion aux matériaux « pauvres » et aux sujets présents dans l’œuvre de l’artiste. L’intervention de Leonardo Rosa sur la dernière page accentue la verticalité de la missive, tout en imbriquant texte et image.

 

Le livre comme relation

 

Cependant, malgré la volonté manifeste de Bernard Noël de créer un lien avec le travail de l’artiste-ami, il n’existe pas de relation de dépendance entre texte et image, chacun conservant leur autonomie. Une relation dans la différence surgit, dans l’écart produit par ce texte, qui se met à distance. L’intervalle créé dans cette séparation est aussi donné à lire, car c’est lui qui les réunit en un même ensemble de significations, et intensifie leur portée par leur concomitance.

C’est ce que montre le livre réalisé en 1977, Lecture du Chilam (fig. 10), dont s l’emboîtage conçu et réalisé par Laurent Debut [27] constitue l’image accompagnant, ou bien plutôt chiffrant le texte. Lecture d’une lecture, celle d’un livre sans auteur d’une civilisation autre [28], disparue, cette boîte-collage donne à lire des restes (os rongé, coquille brisée, corde, papier, mégots, cendres), mais aussi des ratures, des chiffres et ce mot du titre rendu encore plus lointain par son effacement, manière de répondre peut-être à la mise en page du poème, très aéré et placé en haut de la page.

 

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[18] Idem.
[19] H. Marchal, « Des corps en extension. Bernard Noël et André Leroi-Gourhan », dans Bernard Noël : Le corps du verbe. Colloque de Cerisy, op. cit., p. 129.
[20] M. Balcázar, entretien avec Bernard Noël, op. cit.
[21] B. Noël, Le Tu et le Silence, Saint Clément, Fata Morgana, 1998, pp. 49-51.
[22] B. Noël, Et que tout soit là, Tours, L’atelier de la dolve, 2003. Tirage limité à 13 exemplaires numérotés.
[23] Les premières lettres verticales semblent dater de 1975, adressées à Roger Giroux et à Jean Daive, parues dans Treize cases du je, Paris, Flammarion, 1975 (réédition P.O.L, 1999). Voir également Lettre verticale, avec des gravures de Vladimir Velickovic, Montpellier, Fata Morgana, 1975. Tirage limité à 200 exemplaires : 20 exemplaires sur Arches, numérotés de I à XX, comportant 2 eaux-fortes en 2 couleurs numérotées et signées, accompagnées d’un triptyque à l’eau-forte signé, daté, numéroté et plié en accordéon sous couverture séparée imprimée en rouge et noir ; 50 exemplaires sur Arches avec les 2 eaux-fortes signées et numérotées ; et 125 exemplaires sur vergé, numéroté de 76 à 200. En feuilles ; Lettre verticale XXXVI, avec des photographies de Marguerite Ballèvre, Juvisy, 2010. Texte inédit évoquant des photographies (reproduites) exposées au Hüttenmuseum de Thale-am-Harz (Allemagne) en mars 2002 ; La Chute d’Icare (à André et Marie-José Velter), avec eaux-fortes de Dado, Montpellier, Fata morgana, 1976 ; Lettre verticale XXXI (pour Olivier Debré), Rouen, L’instant perpétuel, 2000.
[24] B. Noël, « L’acte de poésie », dans L’Espace du poème, entretiens avec Dominique Sampiero, op. cit., 1998.
[25] B. Noël, Lettre verticale, Charleville-Mézières, Editions Givre, 1977.
[26] B. Noël, Lettre Verticale, Trans-en-Provence, Remarque, 2003. Tirage limité à 233 exemplaires : 33 exemplaires sur vélin d’Arches, numéroté de 1 à 33, contenant une intervention originale de Leonardo Rosa et signés au colophon par l’auteur et l’artiste ; et 200 exemplaires sur Centaure.
[27] B. Noël et L. Debut, Lecture du Chilam, Brandes, 1977. Tirage limité à 154 exemplaires : 1 exemplaire sur Japon nacré, numéroté 1, enrichi d’un manuscrit original de l’auteur racontant l’histoire du livre ; 32 exemplaires sur vélin de Rives, numérotés de 2 à 33, intégrés dans une boîte-collage originale conçue et réalisée par L. Debut, tous signés par l’auteur et l’artiste ; 120 exemplaires sur vergé, numérotés de 34 à 154, en cahiers.
[28] A ce sujet, l’écrivain s’est exprimé à plusieurs reprises, comme dans l’entretien réalisé avec Jean-Marie Le Sidaner : « Quels sont mes rapports avec les cultures “autres” ? Uniquement des rapports de lecteur. Mais que lit-on dans une traduction ? N’est-elle déjà un commentaire ? Je lis de préférence ces livres sans auteur : Chilam Balam, Livres des morts, Hymnes védiques, qui sont comme des stèles de langue… Autour d’elles, l’histoire est un désert : un infini horizontal au-dessus duquel le temps est muet… Lisant ces livres, dont on sent qu’ils ont usé l’usure, on devient soi-même un désert avec, au milieu, cette langue dressée qui ne dit plus les mots, mais les porte gravés sur elle… » (La Place de l’autre, Œuvres III, Paris, P.O.L., 2013).