La porosité du livre.
Some Cities de Victor Burgin comme lieu
de compénétration psycho-topologique

- Alexander Streitberger
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Or l’image que Benjamin et Lācis dessinent de Naples comme ville poreuse, nous rappelle Burgin, représente une forme sociale précapitaliste, alors que la figure du flâneur – autre image benjaminienne pour décrire la perméabilité des frontières entre intérieur et extérieur – représente un acte de transgression par l’inversion de la distinction moderne entre l’espace public et l’espace privé. Comme le remarque Benjamin dans un passage célèbre de son ouvrage sur Baudelaire, « la rue devient un appartement pour le flâneur qui est chez lui entre les façades des immeubles comme le bourgeois entre ses quatre murs » [15]. Selon Burgin, on retrouve cet effet de perméabilité et d’interpénétration dans le concept de transparence dans l’architecture moderne de verre et d’acier, dont l’ambivalence réside dans le fait de suggérer l’interchangeabilité de l’espace intérieur et de l’espace extérieur par l’emploi du verre comme matériau principal. Néanmoins, cette transparence laisse finalement intactes les lignes de démarcation entre les zones de travail et les zones privées, mais aussi entre des quartiers résidentiels de la bourgeoisie et les bidonvilles. Pour souligner le caractère artificiel de cette séparation nette entre intérieur et extérieur, entre zone privée et zone publique, Burgin recourt à l’image de la membrane telle que Lefebvre l’a introduite dans La Production de l’espace pour montrer à quel point les barrières entre la propriété privée et l’espace public, ainsi que celles entre les maisons, les villes et les états nationaux sont perméables comme dans une maison qui, en apparence solide et fermée vers l’extérieur, « baigne de toutes parts dans le flux d’énergie qui le parcourent, le traversent de part en part : l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone, les ondes radio et la télévision » [16]. Mais alors que Lefebvre définit l’espace urbain en termes de pratiques sociales, Burgin s’interroge sur la question des implications psychanalytiques dans la conception et l’expérience de la ville. Un premier pas vers une « psychanalyse de l’espace [17] », suggère-t-il, serait de prendre en considération la définition que Lyotard donne du corps libidinal qui, contrairement au corps politique défini par sa démarcation avec d’autres corps et avec le monde, constitue une membrane permettant une interaction constante avec les corps d’autrui grâce à « notre pellicule mœbienne-labyrinthique, patchwork uniface de tous les organes (inorganiques et inorganisés) que la libido peut traverser » [18].

Au niveau psychanalytique, cette ambivalence entre perméabilité et démarcation se révèle, toujours selon Burgin, dans les deux modes extrêmes de notre rapport psycho-corporel au monde : la schizophrénie, s’exprimant dans une ouverture totale et une dispersion du corps à travers le monde, et l’autisme, c’est-à-dire l’isolation du corps par un repli sur soi-même. A l’ère des médias de masse, ces deux états psychiques trouvent leur équivalent dans le caractère paradoxal de la télévision qui, tout en isolant notre corps du reste du monde, nous permet de zapper au travers d’innombrables programmes diffusant des images des contenus les plus variés et des lieux les plus éloignés les uns des autres : « La rencontre avec les médias est déterminée par une perméabilité entre des « strates », de la sorte qu’intérieur et extérieur, ici et là-bas, sont simultanément affirmés et bouleversés » [19]. Pour cerner cette porosité médiatique, Burgin revient au terme de pénétration, dans sa signification littérale et figurée, lorsqu’il associe l’image télévisée d’un mur percé par des tirs d’obus au processus de transmission de la télévision, selon lequel les électrons accélérés frappent l’écran pour créer les points lumineux. A la pénétration du mur réel correspond donc la perforation du mur de la maison par des câbles ou des signaux de satellite qui rendent possible l’image grâce au bombardement de l’écran par des électrons [20]. Pour conclure son article, Burgin se réfère à Paul Virilio, pour qui la télévision « ne s’arrête jamais, donnant à voir, ou plutôt à recevoir, en direct ou en différé, toutes les superficies, toutes les pièces d’un puzzle télé-topologique » [21] composé de strates superposées d’images de villes fragmentaires et désintégrées. Et Burgin de terminer :

 

Aujourd’hui, la réponse autiste du repli total et l’inquiétude schizophrénique du corps éclaté en morceaux correspondent à nos modes d’identification psycho-corporels avec le puzzle télé-topologique de la ville éclatée en morceaux [22].

 

Le corps, la ville et la télévision sont donc les trois facteurs fondamentaux lorsqu’il s’agit de proposer une « psychanalyse de l’espace » à l’ère des médias de masse. Comme on le verra plus loin, Some Cities constitue une sorte d’exploration psycho-topologique de la relation entre ces trois facteurs qui transpercent le livre, le rendent perméable, pour se cristalliser dans les expériences intellectuelles, sentimentales et spatiales des villes qui ont laissé leurs traces dans le corps-texte de l’artiste. A cet égard, le livre comme forme de réinscription d’une blessure psycho-sociale – à savoir l’expérience schizophrénique de l’environnement des médias de masse – permet à l’artiste justement d’interroger la réalité éclatée du puzzle télé-topologique et de la confronter à sa propre expérience psycho-corporelle.

 

La porosité médiatique

 

Mais avant d’approfondir les enjeux de Some Cities en tant que réponse aux blessures psycho-topologiques infligées par les médias de masse, il me semble indispensable de faire un autre détour via Benjamin. Car c’est précisément la relation entre l’hybridité médiatique et la porosité de l’expérience corporelle et topologique qui est empruntée à l’auteur allemand. Si, chez Benjamin, la porosité de la ville peut trouver son équivalent dans la porosité du texte, cela est possible grâce au montage de ce qu’Adorno a appelé des « images de pensée » [23] (« Denkbilder »). Soulignant la manière de penser surréaliste à l’origine de Rue à sens unique, Ernst Bloch, dans Héritage de ce temps, est encore plus explicite lorsqu’il constate que « l’essai de Benjamin présente des photos de voyage, ou tout de suite mieux : un photomontage » [24]. En effet, il a été remarqué à de nombreuses reprises que les titres des chapitres de Rue à sens unique correspondent aux mots et aux phrases que l’on peut découvrir dans les rues d’une grande ville en laissant déambuler son regard à travers le labyrinthe des pancartes, des publicités, des enseignes ou des affiches. Bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’il s’agisse d’un montage d’inscriptions trouvées, Susan Buck-Morss a certainement raison lorsqu’elle constate que « le monde extérieur des stations-essence, des métropolitains, du bruit de la circulation et des éclairages au néon est incorporé dans le texte » [25]. Concernant l’article sur Naples, Benjamin Fellmann insiste sur le fait que Benjamin aurait conçu son texte comme un montage de différents points de vue afin de tenir compte de la « médialité du lieu » (« örtliche Medialität ») de la ville caractérisée par la porosité et la pluriperspectivité [26]. Or, Fellmann parvient à la conclusion que « Naples » est finalement basé sur le principe du montage filmique tel que Benjamin le définit dans son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, à savoir des « prises de position successives que le monteur rassemble à partir du matériau remis entre ses mains » [27].

 

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[15] W. Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Petite Bibliothèque Pajot, 1982, p. 58.
[16] H. Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1986 [1974], p. 110. V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., p. 147.
[17] Ibid., p. 151.
[18] J.-F. Lyotard, Economie libidinale, Paris, Minuit, 1974, p. 12.
[19] V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., p. 154. Ma traduction.
[20] Ibid., p. 155.
[21] P. Virilio, L’Espace critique, Paris, Bourgois, 1984, p. 89.
[22] V. Burgin,  In/Different Spaces, Op. cit., p. 158. Ma traduction.
[23] T. W. Adorno, Sur Walter Benjamin, Rolf Tiedemann (dir.), trad. Christophe David, Paris, Editions Allia, 1999, p. 23.
[24] E. Bloch, Héritage de ce temps (1935), trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 342.
[25] S. Buck-Morss, The Dialectics of Seeing: Walter Benjamin and the Arcades Project, Cambridge et London, MIT, 1989, p. 17. Ma traduction. Voir aussi E. Axer, Eros und Aura : Denkfiguren zwischen Literatur und Philosophie in Walter Benjamins "Einbahnstraße" und "Berliner Kindheit", Munich, Fink, 2012, p. 39.
[26] B. Fellmann, Durchdringung und Porosität, Op. cit., p. 56.
[27] Ibid., p. 58. W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, (1939), trad. M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 289.