Pilon, clou et bleu de méthylène.
Destructions du livre chez Elisabetta Benassi, Tania Mouraud et Thu Van Tran

- Magali Nachtergael
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Fig. 4. T. V. Tran, Exister caché, 2009

Fig. 5. T. V. Tran, Invendus, 2011

Exister-caché est composé de plusieurs centaines d’ouvrages, sauvés du pilon, et enserrés dans deux dalles de béton légèrement inclinées (fig. 4). Ils sont comprimés par des presses à manches qui maintiennent la structure en équilibre précaire, et rendent impossible l’extraction du moindre exemplaire. Ces livres de poche, prisonniers du béton et de pinces métalliques, sont cachés, dos tourné vers l’intérieur, la tranche offerte vers l’extérieur, rendus inertes par ce sarcophage monolithique. Si le livre continue d’exister, attendant sa libération, il est rendu définitivement inutilisable par le processus de pré-destruction qui frappe les livres destinés au pilon. Afin que nul ne puisse les récupérer, ils étaient, en France, jusqu’à l’époque du recyclage généralisé (vers 2008), aspergés de bleu de méthylène – exactement comme les denrées alimentaires sont souillées de détergent pour ne pas repartir sur le marché. Cette destruction économiquement programmée suit un protocole strict et discret, puisqu’il autorise un vandalisme légal, un autodafé organisé et contrôlé.

Si derrière cette disparition de masse n’est invoqué que la gestion du stock et les pertes face aux profits, il n’empêche que les livres imbibés d’encres indélébiles rappellent les sombres heures de censure, tout en arborant des couleurs chatoyantes, bleue ou rouge vif. Ces encres qui étaient utilisées pour marquer les ouvrages périmés sont aussi des signes de condamnation, une sorte de « lettre écarlate », stigmate d’un ouvrage mis au ban de la circulation des biens matériels. Les livres Invendus (2011) de Thu Van Tran occupent ce non-espace qui est le pied d’une colonne sur le sol de la galerie, petit tas posé contre un poteau, en attente d’être enlevés (fig. 5). C’est également dans le recoin du lieu d’exposition que sont disposés les pièces intitulées Sans tache et Sans tache #2 (2012) ; ces deux exemplaires de Heart of Darkness de Joseph Conrad ont été trempés dans de l’encre noire puis posés sur un socle blanc. Ce dernier repose en équilibre précaire sur un seul pied taillé en bois d’hévéa, l’arbre à caoutchouc. Un seul des deux exemplaires d’Au cœur des ténèbres laisse entrevoir un fragment du titre et du nom de l’auteur du livre, dont la couverture rouge est rongée par cette obscurité inéluctable. Comme pour Fahrenheit 451, Thu Van Tran explore l’univers de Heart of Darkness et les liens que l’ouvrage entretient avec l’histoire du caoutchouc dans les colonies, un élément récurrent tant plastiquement que narrativement dans les pièces de l’artiste [25].

L’usage du livre chez Thu Van Tran peut être considéré comme un espace imaginaire partagé, « comme bout de territoire parce qu’il est un objet de socialisation, lieu par son principe d’habitation, à savoir le texte qu’il met en scène » [26], pour reprendre les termes d’Alain Milon en introduction du collectif Le livre et ses espaces. Le livre lui-même met en scène un texte, il est une scénographie en soi, et la déconstruction de cette scénographie permet ce que Derrida décrit comme la mise à nu du texte : peut-on imaginer dans ce cas un « biblioclasme » qui serait salvateur pour le texte lui-même ? Le livre peut en effet rester simple objet, gangue renfermant une voix sans écho, livre sans lecteur. Pour redonner vie au texte du livre, les œuvres de Thu Van Tran jouent le moment de leur disparition, de leur perte mais simultanément de leur réactivation sous une autre forme. Le texte de Conrad, retraduit par ses soins dans une version subjective, est édité dans un volume poche offert au spectateur de l’œuvre : si le livre est maltraité, si le texte disparaît dans l’obscurité, il est aussi remis au cœur d’un dispositif visuel et spectaculaire qui le fait exister spatialement, et non plus seulement symboliquement. Conserver le souvenir du livre en liant son destin à la conservation d’une l’œuvre d’art serait-il une tentative de sauver le texte par une blessure plastique ? Cette seconde vie du livre dans des objets tiers, photogrammes, fragments, sculptures, reprenant également des éléments de destruction, porte le choc visuel déployé par Tania Mouraud à un autre niveau. Les vidéo-projections de destructions massives, mécaniques et aveugles de livres dans Ad Nauseam présentent le visage implacable de la destruction déshumanisée. L’œuvre de Mouraud superpose des souvenirs de visions horrifiques d’holocauste et de mondes dystopiques contrôlés par des robots à des réactions émotionnelles provoquées par des bruits assourdissants et des images impressionnantes de grand format : le gigantisme visuel a pour but d’avoir un effet frappant sur le visiteur, jusque dans ses perceptions sensorielles. Les séries de Thu Van Tran mettent, quant à elles, le livre dans un espace intermédiaire, mélancolique, trace d’un temps passé, effacé parfois, mais dont le pouvoir de résurrection est matérialisé par la forme-sculpture, la réécriture, la résurgence sous forme d’image. Contrairement à Mouraud qui dresse un constat froid et implacable, le souvenir des livres reste présent dans les œuvres de Tran [27]. Mais comme Marcel Broodthaers dans Pense-bête ou sa reprise caviardée du Coup de dés de Mallarmé, Tran joue sur la frustration de ne pouvoir lire ou accéder à ce contenu qui ne persiste que par bribes, fragments ou ombres portées : les textes peuvent eux aussi disparaître, et la mémoire qu’elle met en jeu de leur contenu est infidèle, comme sa traduction.

 

Signe de temps barbares, la destruction des livres reste associée, malgré la généralisation industrielle du pilon comme geste économique et rationnel, à un vandalisme qui atteint le cœur même de l’humanisme. Le livre et l’écriture marquent les débuts de l’histoire de l’humanité en tant que monde conscient de sa condition, mais aussi l’idée de civilisation, conçue comme un système culturel se transmettant non seulement par des rites mais aussi par des savoirs complexes, transmis et conservés dans le temps. Le régime de l’art n’est pas différent, œuvre d’art et écriture empruntant des voies parallèles, dans leur caractère sacré mais aussi dans les traces de l’humanité qu’elles portent en elles. Assiste-t-on à un déplacement du paradigme d’une sacralisation du livre comme objet de connaissance à l’œuvre d’art comme nouvel objet de connaissance ? Le rapport à l’histoire convoqué par Benassi et Tran sont symptomatiques de l’avancée des artistes dans une remise en cause des discours historiques, ou tout simplement à une réactivation de discours qui semblaient éteints ou inertes. Ces formes de blessures du livre fonctionnent dès lors comme des moyens de revitaliser des œuvres dont les contenus sont noyés dans la masse des informations désormais disponibles – et la destruction des livres à échelle industrielle signale bien que le livre comme objet précieux et de culte est un paradigme révolu, bien qu’encore présent dans l’imaginaire collectif, comme le reliquat d’un rapport au savoir et à la hiérarchie des valeurs. La question n’est donc peut-être pas tant celle de la disparition des livres et du savoir associé que la construction des valeurs et des nouveaux rapports symboliques qui viennent structurer l’imaginaire post-livre. Dans un paysage fortement marqué par le numérique, le livre se déporte pour devenir médium d’appui à la transmission du savoir, et non exclusivement comme une référence. Les figurations du livre, chez Mouraud, corps passifs qui subissent la destruction sans qu’aucun deus ex machina ne vienne les sauver, contrastent fortement avec les livres blessés de Benassi et Tran, qui les associent à des corps en résistance, capables de sortir de leur forme pour aller en coloniser d’autres : les objets, sculptures, lieux deviennent les supports de l’histoire, racontent les histoires autrefois contenues dans les livres. De la tabula rasa violente que Mouraud nous fait voir et ressentir, les reconstructions plastiques de fragments de discours (Gramsci, Conrad, les artistes elles-mêmes) construisent des espaces de réflexion et de mémoire, plus petits, plus confidentiels, mais ouvrant la voie à une conservation disséminée de la mémoire des livres, et du Livre.

 

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[25] Voir Thu Van Tran, Nos Lumières, Bruxelles, Meessen Declercq, 2014 et Thu Van Tran, La Rouge, cat. exp., Rennes, Lendroit, 2015.
[26] Al. Milon, « Entre-ouverture d’espaces multiples », dans Al. Milon et M. Perelman (dir.), Le livre et ses espaces, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2007, p. XV.
[27] En 2017, elle réalise une bibliothèque de lettres moulées en plâtre. Ces moules ont servi à sculpter une phrase de Fernando Pessoa : les moules sont à la fois le souvenir de cette écriture dans l’espace, leur trace brisée (les moules sont en mauvais état), et une matrice. Posés sur une bibliothèque en hévéa, l’œuvre s’intitule Notre Mélancolie, 2017.