La fabrique de Femmes, un cas
d’« illustration transgressive » ?

- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 4. Cl. Simon et J. Miró,
Femmes, 1965

Fig. 5. Cl. Simon et J. Miró,
Femmes, 1965

Fig. 6. Cl. Simon et J. Miró,
Femmes, 1965

Fig. 7. Correspondance Dessin/Texte

L’hypothèse est rendue crédible par l’intérêt connu de Jacques Dupin pour le « surgissement de l’œuvre [plutôt] qu’à l’œuvre finie » [43]. Mais, précisons-le aussitôt, ce « dactylogramme » ne reproduit pas le dernier des manuscrits déposés à Doucet – un seul coup d’œil aux joints de ligne, qui diffèrent, suffit pour s’en convaincre  – mais un document produit pour ou par l’éditeur. Son statut de reproduction reste, autant que celui des images, flous : « agrandissement photographique de la copie dactylographique » nous dit-on dans Derrière le Miroir [44]. Ce « double » d’un double a probablement été produit – comme tous les autres tapuscrits de l’écrivain à partir de 1962 – par la compagne de l’écrivain, Réa Simon [45]. On aurait mieux compris la mise en scène du texte de Simon, s’il s’était agi d’un tapuscrit de Bernard Heidsieck ou de Denis Roche qui tapaient eux-mêmes leur texte [46] et possédaient une pratique expérimentée (et originale) de la mise en page. Ici le tapuscrit détonne par son absence de relief, et le lecteur se demande pourquoi on lui inflige, agrandi environ deux fois, la reproduction d’un tapuscrit « fictif » [47] dénué de saveur plastique. Le choix de ce mode de reproduction et de cette présentation dactylographique constitue une curiosité éditoriale qui n’indique ni ses mécanismes ni sa motivation.

Le texte de Simon se fond ainsi dans le moule d’une écriture « droite, rigide, sans modulation » [48] – celle de la machine à écrire – dans une mise en page minimaliste, marquée par l’aller-retour du chariot, affichant un texte grossi que coupe parfois abruptement un trait de fin de ligne. Le caractère anguleux des caractères dactylographiques utilisés dans Femmes tranche d’autant plus sur le papier quand on les compare avec la liberté des lettrages épais et quasi-calligraphiques figurant sur la couverture du livre (fig. 4) ou celle des bois aux formes rondes et épaisses imaginés par Miró pour le « frontispice » et de la page de titre (fig. 5). La grandeur imposante des pages oblige le lecteur à s’attarder sur la facture de ce texte dactylographié (fig. 6) et à constater les blancs inter-lettrés identiques, trouant le gris du texte publié de lézardes et d’accrocs très inhabituels dans ce type d’ouvrages : ainsi de ce « e » qui refuse de se coaguler dans l’« o » du « nœud ». C’est tout le paradoxe d’un texte dont la dimension visible s’affiche à l’outrance mais en l’absence de sens manifeste de cette visibilité, à part pour évoquer, de façon cryptique, le surgissement de l’œuvre. Dépassant ces différents filtres, le lecteur ne se trouvera pas davantage aidé, s’il tente cerner le lien qui unit le texte aux images qu’il précède.

 

c. Un texte et des images : l’écart à l’œuvre.

 

Le texte de Simon couvre les pages 9 à 20 de l’ouvrage édité chez Maeght. Il précède donc les images dont il émane et qui lui succèdent sans numérotation paginale, mais pourvues de leurs légendes au verso. La présentation séparée du texte et des planches et l’assemblage en feuilles semblent conforter l’idée que les deux composants sont indépendants et détachés. Une dissymétrie tacite s’impose par ailleurs entre la collection d’images titrée et numérotée Femmes (les quatre séries comportant respectivement 6, 2, 5, 10 planches) et un texte dénué de titre développant sur une douzaine de pages, 69 alinéas continus uniquement séparés par des blancs, sans capitale initiale ni point de clôture. Aucune mention paratextuelle ne permet par ailleurs de rattacher, dans l’ouvrage édité, un passage du texte simonien, continu dans sa forme, à une (ou plusieurs) des planches discontinues de Femmes. La succession des alinéas (ou « paragraphes » ou « séquences » ou « fragments » ou « strophes », les termes employés qui diffèrent selon les critiques illustrent le caractère indécidable de ce texte) ne constitue pas par ailleurs une « histoire », ni même des « personnages » mais plutôt une « trajectoire » et des « figures » [49] dont le lien avec les planches se dérobe au lecteur qui tente de comprendre ce qu’il lit et de lier ensemble ce qu’il découvre de façon successive. L’écart et la désunion s’imposent, on le voit, à chaque strate du dispositif texte-image dans un brouillage dont on ne peut pas se dire, cette fois, qu’il n’a pas été voulu par l’écrivain.

Face à un texte indécis et dénué de mode d’emploi, et, à côté de lui, une collection d’images présentées comme dans un portfolio, le lecteur a le droit de se sentir démuni pour interpréter ensemble deux composants dont l’origine technique et esthétique reste flottante voire masquée. Cette blessure qu’inflige le dispositif de l’album édité à l’organicité du livre, aux codes habituels de la bibliophilie (dont l’usage est d’indiquer les techniques convoquées), et au dialogue supposé harmonieux entre le texte et l’image associée, opacifie-t-elle la réalité d’une correspondance « profonde » entre écriture et peinture ou répète-t-elle une distance aussi tangible dans la genèse ? Autrement dit, l’archive déposée à la BLJD permet-elle de restituer une correspondance que le dispositif éditorial adopté par Maeght occulterait mais que la critique continuerait de percevoir ?

 

2. Le peu que « disent » les dessins simoniens dans les manuscrits

 

Face à la complexité des questions posées par l’archive simonienne, on se propose ici d’aborder les seuls dessins tracés par Claude Simon dans les manuscrits de Femmes et ce, dans une optique précise forcément réduite : interroger la nature du lien, éventuellement manifesté dans l’archive, entre les traces écrites et dessinées et les images reproduites dans l’album. Mais, pour cela, il faut d’abord préciser la configuration dessins/textes que présentent ces manuscrits.

Dans une précédente étude réalisée avec Mélina Balcázar, nous avions proposé une brève description des dessins du ms 1 et du ms 2 de Femmes [50]. Rappelons quelques points essentiels de cette analyse afin de la prolonger : seuls les deux manuscrits comprennent des dessins de la main de Simon, 13 dessins dans le ms 1 ; 21 dans le ms 2 [51], les tapuscrits n’en comprennent pas ; ces dessins ne sont pas présents sur chaque page, seules cinq pages du ms 1 et six pages du ms 2 en accueillent ; ils sont généralement situés sur la page en marge gauche mais certain débordent sur la marge haute (voir fig. 8 ) ou s’insèrent directement dans les parties non rédigées du texte, c’est le cas dans le dernier feuillet du premier manuscrit.

 

2.1. Les liens étroits du texte aux dessins manuscrits

 

Si l’on suit l’analyse collective de l’équipe POLAR, les dessins du ms 1 et du ms 2 apparaissent le plus souvent reliés à un segment textuel [52] qui se trouve dans la colonne centrale du texte soit au même niveau [53], soit juste avant. Par exemple, à la page sept du ms 1 (fig. 7), le dessin d’une douelle de paille  s’éclaire par un segment situé un peu plus haut sur la page qui évoque « une gerbe de cannes de roseaux  séchés ». Il est beaucoup plus rare dans ce manuscrit que le fragment textuel soit situé après le dessin avec lequel il entre en correspondance : c’est le cas isolé du dessin 8 dans le ms 1 relié à l’expression « chardon des sables épineux » située immédiatement en dessous de lui. Cet exemple ne remet pas en cause le cas le plus général : les dessins de ce manuscrit sont situés au même niveau (concomitance) ou juste un peu plus bas (postérité) que le fragment de texte corrélé, ce qui suggère une composition texte-dessin synchrone ou à peine décalée, le dessin suivant généralement de peu l’expression verbale qu’il semble venir matérialiser de façon explicite.

 

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[43] D. Viart, « Avons-nous commencé d’écrire ? Penser l’art et l’écriture selon Jacques Dupin », Littérature, vol. 104 / 4, 1996, p. 3.
[44] « Miró. Aquarelles. Album Femmes. Haï-Ku. », Op. cit.
[45] Selon Mireille Calle-Gruber, à partir de 1962 et pendant 40 ans, « Réa Simon assure dactylographie, relectures, corrections, remaniements ultimes dont l’écrivain est coutumier », M. Calle-Gruber, A la mémoire de Réa Simon, Carnet de l’ARCS (consultée le 14 octobre 2019).
[46] C. Viollet, « Ecriture mécanique, espaces de frappe. Quelques préalables à une sémiotique du dactylogramme », Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), vol. 10 / 1, 1996, pp. 193‑208.
[47] P. Mourier-Casile, « Jeu(x) d’images : Simon au miroir de Miró », art. cit., p. 187.
[48] G. Blanchard, « De la casse au clavier » dans R. Laufer et Institut d’étude du livre (éds.), La Machine à écrire hier et demain, Paris, Solin, 1982, p. 189.
[49] M. Calle-Gruber, Le Grand Temps, Op. cit., p. 131.
[50] M. Balcázar Moreno et H. Campaignolle-Catel, « Un manuscrit simonien: des-scriptions », art. cit.
[51] Un recompte précis a permis de différencier deux dessins (10 et 11) précédemment considérés comme un seul : le nombre des dessins du ms 2 est donc passé de 20 à 21 unités.
[52]Seuls deux dessins n’ont pas pu être identifiés ni mis en correspondance avec un segment du texte.
[53] C’est le cas à la page 1 du ms 1 : le dessin de « fesses » correspond à deux passages biffés (« panier de ses fesses », « main aux fesses » alinéas 7 et 8) situés en face du dessin dans le corps central de la page.