L’invention du livre. Au commencement
était la blessure. A propos des brouillons illuminés de Michel Butor

- Mireille Calle-Gruber
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M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 1

M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 2

M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 3

M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 4

M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 5

M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 111

Déchirures illuminées ou Le théâtre du livre

 

L’exemple de Michel Butor est à cet égard précieux, lui qui est à l’écoute aussi bien de la souffrance que de l’épiphanie ; pour qui l’écriture est espace d’exploration des formes, des idiomes, des matières et qui tire d’eux toutes les audaces – des opérations iconoclastes sans pareil. Mobile. Etude pour une représentation des Etats-Unis [9] est le premier livre composé d’une mosaïque de textes par Michel Butor lui-même, avec le concours du maquettiste Massin. Quittant le roman, Butor fait le récit, sous une forme éclatée, de son premier séjour Outre-Atlantique en 1960. Il invente ainsi le « génie du lieu », donnant l'impression « qu’on plane sur les Etats-Unis ».

C’est une pièce unique, insolite, que je retiens aujourd’hui pour l’analyse exemplaire qu’elle permet en la circonstance. Je veux parler d’un volume de pages, manuscrites et tapuscrites, réunies dans un classeur, qui sont des brouillons de Mobile ; brouillons que Butor a déchirés, mutilés pour aussitôt les rédimer en les enluminant de stylos feutre de couleur ; ce qui en fait des créatures nouvelles, des trans-figures.

Le premier feuillet porte, manuscrite au feutre vert et prenant toute la surface, la mention :

 

Michel Butor
Pages d’Etudes
Pour
Mobile
déchirées et coloriées
à l’intention de
Marie-Jo.

 

Ce gros dossier cartonné noir, clos par un fermoir à pression, renferme 198 autres feuillets manuscrits-tapuscrits mêlés : ces « Pages d’Etudes préparatoires » non destinées à publication, ainsi recomposées et rehaussées, ont été offertes à Marie-Jo en cadeau d’anniversaire de mariage.

Plus d’une dimension entre en jeu dans ce dispositif. Quatre, d’emblée, s’imposent : il y a l’ouvrage de circonstance ; il y a le geste de recyclage des matériaux usagés ; il y a l’œuvre plastique ; il y a enfin la dimension génétique de l’écriture.

Je ne m’arrêterai pas ici à cette dernière qui nous éloignerait du sujet. Je mentionne seulement que ces pages de brouillon ont un verso, lequel est porteur d’un autre texte tapuscrit. Le verso se trouve colorié par capillarité et transparence. Il est également lisible car on y reconnaît des fragments de romans antérieurement publiés, par exemple Degrés. Les brouillons de Mobile sont donc des brouillons de brouillons, ils ont été écrits ou dactylographiés au dos de pages utilisées et recyclées. Des pages-déchets. Sur les ruines de la littérature se construisent des livres nouveaux. Le vertige s’accroît encore lorsque, scrutant les versos des « Pages d’Etudes », on s’aperçoit que certains sont des brouillons de livres publiés postérieurement à Mobile. C’est ainsi qu’on repère « HOKUSAI », texte qui fut publié d’abord dans Les Lettres françaises puis repris dans Répertoire III en 1968 sous le titre « Trente-six et dix vues du Fuji ». Parfois, c’est donc, inversement, le brouillon de Mobile qui a servi sur son verso de brouillon à d’autres écrits de Butor. « Pages d’Etudes pour Mobile déchirées et coloriées » est bien plus qu’un palimpseste : les dépôts se font à contre-face et à contre-temps (sans chronologie, ils remontent et descendent le temps) ; et les interventions ne sont pas seulement ajouts (de couleurs notamment) mais aussi soustraction (trous, découpes, déchirures).

Ce Livre-brouillon ou ce Brouillon-livre présente une architecture pleinement mobile et démultipliable en ses carrefours. Il préfigure le livre d’un type nouveau pour une littérature d’un type nouveau que Butor, visionnaire, appelle de ses vœux :

 

Lorsque nous tournons les pages d’un livre, en considérons les illustrations, lisons les lignes, un petit théâtre s’y développe ; inversement nous pouvons imaginer une littérature d’un type nouveau qui serait le théâtre comme livre, ou des œuvres, formées de mots, dont le livre ne serait qu’un élément [10].

 

C’est la littérature comme « partition généralisée ». Et le livre une architecture libérée de son lieu.

La circonstance de l’ouvrage n’est pas sans signification quant à sa facture. Remettre entre les mains de la bien-aimée le travail des tâtonnements et des incertitudes de l’écrivain, c’est convertir le labeur en valeur affective, reconnaître aux formes plastiques leur charge émotionnelle. Découper et assembler les feuillets, c’est valoriser du manuscrit le travail manuel, lequel est offert à celle qui invente, taille, coud, année après année, dans les étoffes les plus diverses, les salopettes de l’écrivain. Les éclairer de bariolages lumineux, c’est leur ajouter une tonalité festive. En somme, « Pages d’Etudes pour Mobile déchirées et coloriées » est le plus beau cadeau que Michel pouvait faire à Marie-Jo.

Quant à la question du recyclage et à celle de l’œuvre plastique, elles vont de pair et se relancent l’une l’autre. De longue date, Michel Butor pratique « l’arte povera » et réalise avec ses amis artistes des livres somptueux faits avec des restes de papiers qui ont été fabriqués spécialement pour des beaux livres, comme on les appelle dans l’édition, qui sont des livres chers. Le goût de la trouvaille, de la composition et du hasard, de l’heuristique des techniques engagées, s’accompagne ici d’une position éthique militante dénonçant le gaspillage des sociétés riches et affirmant une position écologique :

 

C’est l’utilisation des déchets. Nous sommes dans une civilisation qui gaspille énormément et quand on s’est promené un peu dans le Tiers Monde, on sait qu’il y a des cascades de poubelles, qu’il y a des pays entiers qui vivent des poubelles de l’Occident et d’autres qui vivent des poubelles de pays qui vivent déjà des poubelles de l’Occident. Cette question des déchets m’intéresse beaucoup et j’aide les artistes qui réussissent à recycler intellectuellement tout cela ; qui réussissent à nous faire comprendre à quel point nous sommes des gaspilleurs, à quel point l’idéologie habituelle de la croissance est une absurdité criminelle [11].

 

On note que ces propos de Michel Butor en 1991 prennent aujourd’hui où l’on commence à prendre conscience des catastrophes écologiques, toute leur gravité.

Dans les poubelles du livre, Michel Butor puise une liberté et une inventivité impayables pour le livre futur. Avec la conscience qu’il y va de la reviviscence de la civilisation du livre :

 

Partition d’un événement sonore, partition d’un événement en général, nous devons travailler au livre, en cette métamorphose aux débuts de laquelle nous assistons, comme à la partition d’une civilisation [12].

 

C’est sur ces mots que se termine Répertoire III, « la littérature, l’oreille et l’œil », texte dédié au philosophe Jean Beaufret, où il faut entendre « partition » dans tous ses sens de partage, bien sûr, mais aussi musicalement, comme l’espace où des solistes différents œuvrent de concert ; et des différences tirent des harmoniques.

Le recyclage qui fait livre des rebuts conservés et des pages déchirées des surfaces meubles où dériver, est un art de chiffonnier, lequel va ramassant « tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. (…) Il fait un triage, un choix intelligent » [13]. On peut ajouter à ce portrait fait par Baudelaire dans Du vin et du hachisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité : le chiffonnier-recycleur-écrivain qui fait un choix poétique.

Il est temps désormais de considérer les vertus plastiques de ce Livre des métamorphoses que constitue « Pages d’Etudes ».

Les brouillons-bouillonnements de Butor sont un dispositif de l’événement. Tout y fait événement : le moindre trou, la moindre surface est ressuscitable. Les pages ruiniformes reçoivent une seconde vie par les enluminures, violets rouges bleus verts jaunes orangés fluorescents. Davantage : la découpe des déchirures est aléatoire, n’arrêtant jamais le regard sur une forme connaissable. Si bien que l’œil est sans cesse sollicité, entre jeu et calcul, traversant des enfilades, des perspectives de lignes et recoupements, des effets de cadres et décadrages, des stratifications qui se découvrent, tel un effeuillage, au fur et à mesure que l’on tourne les pages.

Ce que le lecteur-spectateur tient entre les mains, c’est l’événement-livre. Avec le livre Mobile, Michel Butor a fait un mobile textuel. Avec le volume des brouillons de Mobile, Michel Butor fait un mobile livresque. Le « génie du lieu » est devenu le génie du livre. Sans cesse naît le livre sous nos yeux lecteurs. Sans cesse naît un lecteur nouveau face à la plasticité du livre venant. Sans cesse naissent un monde et des humains dont les exigences nouvelles régissent le livre. Ces exigences sont : autreté, tolérance, accueil.

 

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[9] M. Butor, Mobile. Etude pour une représentation des Etats-Unis, Paris, Gallimard, 1962.
[10] M. Butor, Répertoire III (1968), dans II. Répertoire 1, M. Calle-Gruber (dir.), Œuvres complètes, Paris, La Différence, 2006, p. 1045.
[11] M. Butor, « Thèmes, variations, suites et non », entretien avec M. Calle, dans Les Métamorphoses Butor, Sainte-Foix, Le Griffon d’argile et Grenoble, Presses universitaires, « Trait d’union », 1991, p. 18.
[12] M. Butor, Répertoire III, Œuvres complètes, Op. cit., p. 1045.
[13] Ch. Baudelaire, Paradis artificiels (1851), Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 381.