
Moscou 20-40, l’hypertexte  littéraire 
    de Sigismund Krzyzanowski
    - Johanne Villeneuve
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Fig. 8. G. Apollinaire, « Salut monde 
    dont je suis la langue éloquente.. », 1918 

Fig. 9. A. Rodtchenko, Editions Lengiz..., 1924 

Fig. 10. G. Klutsis et S. Senkine, L’Etude 
activiste, 1927 

Fig. 11. Y. Annenkov, La Révolte 
    des machines, 1924 

Fig. 12. A. S. Levine,  « Abonnez-vous à Ogonyok 
    Magazine », 1926 

Fig. 13. Anonyme, « Travailleuses de 
    choc... », 1932 

La disponibilité active des objets, leur animation et leur participation à la mobilisation du monde nouveau nourrissent, on l’a vu avec Vertov, l’imaginaire artistique et cinématographique de l’époque. Le principe d’animation est à la base de l’invention même du cinéma, alors que les artisans du cinématographe parlaient volontiers, en France, de « vues animées ». Certes, la médiativité [34] d’un texte littéraire ne lui donne pas d’emblée accès aux modalités d’une animation des choses, contrairement au cinéma. Il y aurait par conséquent quelque problème à supposer que l’écriture puisse emprunter la médiativité propre à un autre média. Mais on admettra que l’animation n’est pas l’apanage du cinéma et ne constitue pas un média à proprement parler, toute fiction pouvant rendre compte de cette capacité qu’auraient les choses et la matière de se manifester par le mouvement, en les dotant d’un souffle, voire d’une capacité d’action et d’un ethos. Il en est ainsi de la tradition du conte, par exemple, où les objets magiques s’animent et parlent ! Si Krzyzanowski n’emprunte pas directement au cinéma, ses univers fictionnels participent à la fois du conte, d’une tradition littéraire (on pensera à Gogol et au célèbre nez s’enfuyant dans Saint-Petersbourg) et d’une capacité qui leur vient d’une conjoncture : l’effervescence artistique et technologique de l’époque.
Hypertexte
      Mais  voilà que ce qui prend vie soudainement, ce qui s’anime et accède au statut de  personnages, appartient au domaine de l’écriture elle-même et à ce que l’écrivain appelle ses « thèmes ». Dans les histoires qu’il raconte, les pages se  détachent et ouvrent des mondes, des « thèmes » fréquentent des  écrivains comme des ivrognes attablés, des mots se rebiffent, les vieilles  enseignes de Moscou répliquent à l’art moderne des affiches : « Et  personne ne s’étonnera si, définitivement arrachées au métal, appartenant  désormais à l’espace de la rue qui les attire, les immenses lettres se mettent  à rouler en voiture ou à marcher sur le dos des hommes-sandwichs » [35]. Les mots et les lettres prennent  vie, s’évadent, arpentent la ville à la poursuite de buts ou engagent leurs  auteurs dans l’aventure scripturaire. « Mais déjà, je ne voyais plus les  pages défiler. Peu à peu, mon attention était passée du mouvement des lignes au visage de leur auteur. (…) Ses phrases volaient de virgule en virgule […] » [36]. A la fin du récit « Le  club de tueurs de lettres », le narrateur rentre chez lui, épuisé, et se  met à écrire : « J’avais du mal à suivre l’allure de ma plume, sous  son bec se bousculaient les mots qui jaillissaient de cinq bouches. Faméliques  et précipités, ils avalaient avidement l’encre et m’entraînaient à bride  abattue à travers les lignes » [37].  Comme l’opérateur de Vertov attaché à sa caméra, l’écrivain est entraîné par le mouvement de son appareil. L’épistolier des « Treize lettres », après  avoir déclaré qu’il vivait lui-même « à l’intérieur d’une enveloppe  hermétiquement fermée », déclare qu’il lui est impossible de se séparer de  son thème : « je vis en lui » (TL, pp. 7-8). Dans un court texte  daté de 1941, l’écrivain imagine un « homme qui lit », physiquement  inséparable de son livre en tout lieu et en tout temps [38].
        Si l’art de la calligraphie est parfois conçu comme  « art d’insuffler l’énergie dans les traits » [39], l’autonomisation des signes, leur animation, en  particulier l’affranchissement des signes typographiques, appartiennent, on le  sait, aux programmes de certaines avant-gardes, tant en poésie (fig. 8) qu’en art et en publicité. L’idée  de concevoir les poèmes en « vers figurés » a une lointaine  source : l’art du calligramme, dès l’Antiquité. Comme le rappelle Pierre Duplan  au sujet des premiers calligrammes du poète Simias de Rhodes, « [i]l s’ensuit que la  disposition des mots écrits représente une figure qui évoque le thème : la  vision globale de l’image précède la lecture détaillée du texte » [40].  Graphisme et sens sont rattachés l’un à l’autre par un thème. Mais au début du XXe siècle, cette thématique – au sens d’une technique d’écriture – s’enrichit :  « Les  inventions successives de l’impression offset et de la photogravure, puis de la  photocomposition abolissent [l]e dictat [de] la rigueur orthogonale » [41],  laquelle est constituée par la verticale et l’horizontale sur la page. En découle la possibilité  d’une « écriture typographique affranchie » dont se saisiront les  avant-gardes et les publicistes.
        Moscou, à l’époque de Krzyzanowski, n’échappe pas à  ces expérimentations, comme elle ne saurait se soustraire à sa vocation  publicitaire et propagandiste (figs. 9, 10, 11, 12, 13, 14 et 15  ). Les arts typographiques soviétiques – avec leurs mots  qui épousent le mouvement des images pour s’affranchir de leurs fonctions, et les  images qui se plient à l’expressivité des lettres – occupent en peu de temps  l’espace moscovite où vit l’écrivain. On n’a pas idée à quel point, au-delà de  la prolifération des images, cet art libère dans l’espace public des messages, des  slogans, des mots d’ordre destinés à reconfigurer l’espace et le temps. L’époque,  il faut le dire, est aussi celle d’une alphabétisation massive (« la  liquidation de l’analphabétisme » décrétée par Lénine) et, depuis le  décret de 1918, celle de la réforme de l’alphabet tant regrettée par  Krzyzanowski, amoureux des lettres perdues, des signes livrés peut-être à une  société secrète comme il en existe dans son œuvre. Des  artistes et des poètes d’avant-garde marquent cet espace en mettant au service  du soviétisme des principes et des techniques exposées dès les années 1908-1911  en Russie : détournement du langage, dérapage graphique, variation des  dimensions des lettres groupées en fonction de leur impact visuel [42] et de leur  effet attractif. Le texte y est une image globale que le lecteur est confronté  à « regarder ». Mais les images y sont aussi conçues comme des  agrégations de mots et de lettres. D’aucuns voient dans les expérimentations  d’une textualité non-linéaire et la lecture en « image globale » les  premières manifestations de l’hypertexte numérique [43].
). Les arts typographiques soviétiques – avec leurs mots  qui épousent le mouvement des images pour s’affranchir de leurs fonctions, et les  images qui se plient à l’expressivité des lettres – occupent en peu de temps  l’espace moscovite où vit l’écrivain. On n’a pas idée à quel point, au-delà de  la prolifération des images, cet art libère dans l’espace public des messages, des  slogans, des mots d’ordre destinés à reconfigurer l’espace et le temps. L’époque,  il faut le dire, est aussi celle d’une alphabétisation massive (« la  liquidation de l’analphabétisme » décrétée par Lénine) et, depuis le  décret de 1918, celle de la réforme de l’alphabet tant regrettée par  Krzyzanowski, amoureux des lettres perdues, des signes livrés peut-être à une  société secrète comme il en existe dans son œuvre. Des  artistes et des poètes d’avant-garde marquent cet espace en mettant au service  du soviétisme des principes et des techniques exposées dès les années 1908-1911  en Russie : détournement du langage, dérapage graphique, variation des  dimensions des lettres groupées en fonction de leur impact visuel [42] et de leur  effet attractif. Le texte y est une image globale que le lecteur est confronté  à « regarder ». Mais les images y sont aussi conçues comme des  agrégations de mots et de lettres. D’aucuns voient dans les expérimentations  d’une textualité non-linéaire et la lecture en « image globale » les  premières manifestations de l’hypertexte numérique [43].
        Krzyzanowski ne participe pas à la révolution  graphique de son époque. Il ne fait pas de calligrammes, la matérialité de ses  écrits étant on ne peut plus linéaire. Pas de jeux d’espace ni de révolte typographique qui ne passent, chez lui,  par la diégèse. L’affranchissement des conventions typographiques si cher aux  Suprématistes et aux constructivistes (fig. 16  ) comme à Dada, l’engouement de l’époque pour les obliques, les rotations  de lettres, les décalages et les dimensions variables des caractères se  trouvent thématisés chez  Krzyzanowski, pris dans les rets d’un récit ou d’une vision que la fiction  prend à sa charge. Il ne sont jamais graphiquement exposés, mais thématisés jusqu’à  l’absurde, poussés au point de bascule d’une dystopie. Par le biais de la fiction, Krzyzanowski produit un hypertexte parodique ou dévoyé.
) comme à Dada, l’engouement de l’époque pour les obliques, les rotations  de lettres, les décalages et les dimensions variables des caractères se  trouvent thématisés chez  Krzyzanowski, pris dans les rets d’un récit ou d’une vision que la fiction  prend à sa charge. Il ne sont jamais graphiquement exposés, mais thématisés jusqu’à  l’absurde, poussés au point de bascule d’une dystopie. Par le biais de la fiction, Krzyzanowski produit un hypertexte parodique ou dévoyé.
[34] J’emprunte à Philippe Marion le concept de médiativité, qu’il définit ainsi :  « […] cette capacité propre de représenter – et de communiquer cette  représentation – qu’un média donné possède par définition »  (« Propositions pour une médiatique narrative appliquée. Lecture d’un reportage photographique de  Paris Match », dans J.  Baetens et A. Gonzalez (dir.),  Le  Roman-photo : actes du colloque de Calacette (Fondation Nœsis), Amsterdam, Rodopi, 1996, p. 161.
[35] S. Krzyzanowski, « Les Enseignes de Moscou » [1925], dans Estampillé Moscou, Op. cit., p. 59. Désormais, les références  à ce texte seront désignées par les lettres EM et placées entre parenthèses  dans le corps de l’article.
[36] S. Krzyzanowski, « Le Thème étranger » [1929-30], dans Le Thème étranger, Op. cit., p. 43.
[37] S. Krzyzanowski, « Le club des  tueurs de lettres » [1926], Le Club  des tueurs de lettres, Paris, Verdier, 1993, pp. 142-143.
[38] S. Krzyzanowski, « L’homme qui  lit » [1941], dans « Moscou  durant la première année de guerre.   Essais physiologiques », Estampillé  Moscou, Op. cit., pp 109-111.
[39] Cl. Médiavilla, Calligraphie, Imprimerie nationale éditions, 1993, p. 17.
[40] P. Duplan, « O Révolution : Du  calligramme à l’OLNI », Textimage, n°3, « A la lettre (XXe siècle) », été 2009 (consultée le 21 août 2018)..
[41] Ibid.
[42] Voir A. Sola, Le Futurisme russe, Paris, PUF, «  Ecriture »,  1989.
[43] C’est le cas de Pierre  Duplan (loc. cit.), mais aussi de  F. Siegwart et J.-L. Dusong, Typographie,  du plomb au numérique, Dessain et Tolra, 2003; et de Ch. Vandendorpe, Du Papyrus à l’hypertexte. Essai sur les  mutations du texte et de la lecture, Montréal/Paris, Boréal/Editions de la  Découverte, 1999. On se souviendra qu’à l’origine, T. H. Nelson a formulé le  terme hypertext afin de désigner une  organisation non-linéaire de l’information. Voir aussi G. Vignaux,  « L’hypertexte. Qu’est-ce que l’hypertexte. Origines et histoire » (format PDF), Archives Ouvertes,  2003. (consultée le 21 août 2018)..
